
L’ingérence dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je tente d’expliquer la limite entre l’ingérence et l’interaction dans une scène, dans une relation BDSM, selon mon point de vue et mon expérience.
Pourquoi s’immiscer dans la vie d’une personne ? Pensez-vous vraiment avoir la capacité de lui dire ce qu’elle doit faire ou penser, en lui imposant votre façon de gérer une situation ? Quelle éthique avez-vous pour vous permettre d’agir avec ou sans son consentement, ou de prendre des décisions pour elle ? Même s’il y a consentement, savez-vous jusqu’où cette ingérence dans leur vie demeure acceptable ?
Si l’on est Dom, Maître ou encordeur, avons-nous autorité sur la personne soumise ? Si l’on a plus d’expérience qu’elle, l’expertise donne-t-elle un pouvoir sur l’autre ? Parce qu’on est Dom, Maître ou encordeur, sommes-nous garants de l’autre, comme si tout dépendait seulement de nous ?
Où se trouve la limite entre l’ingérence et l’interaction ?
Ingérence vient du verbe s’ingérer avec le suffixe ance. Le suffixe renvoie à une action donc l’ingérence est l’action de s’ingérer. S’ingérer, c’est s’introduire indûment, sans en être requis ou en avoir le droit dans quelque chose.
On parle d’ingérence lorsqu’une personne présente comme définitive une opinion sur ce que quelqu’un d’autre devrait penser, ressentir, décider ou faire. Dans un cas d’ingérence, il y a un risque de considérer l’autre comme un/e exécutant/e plutôt que comme un individu “normal”, mettant ainsi en péril la structure d’un dialogue, d’interactions mutuelles dynamiques, de la complexité de la personne, de sa vie. Le prix à payer, dans un tel cas, c’est de provoquer chez l’autre de la résistance ou de la passivité et de se retrouver en escalade.
On retrouve beaucoup de personnes dans le monde BDSM ou des cordes poser des questions et parfois même de manière incessante, comme pour capter, happer, maintenir la relation avec autrui. Très souvent, les questions s’orientent rapidement vers une forme de victimisation.
Nous sommes alors souvent confrontés à des personnes à problèmes multiples, confrontation marquée par des difficultés liées à la présence d’une séparation récente (ou pas), de handicap ou de maladie. Cette curiosité nous pousse à aller à la rencontre, d’aller vers ce genre de personnes.
L’inquiétante étrangeté de certaines situations, aidée par certains glissements sémantiques comme “entrer… pénétrer”, ou encore, “espace privé… sphère de l’intime”, autant d’ambiguïté, de troubles susceptibles de réveiller des mouvements de curiosité, d’intrusion ou encore de séduction.
Mais sommes-nous en mesure d’accueillir une personne là où elle en est, c’est-à-dire le plus souvent bien en amont d’une demande telle que nous avons l’habitude de l’entendre dans une démarche individuelle ?
Aurons-nous la capacité de travailler au maintien d’une relation, c’est-à-dire de construire une relation BDSM et les conditions de son maintien dans le temps.
Après une séparation, un handicap ou une maladie récente, la personne se retrouve seule “maître à bord” dans un espace sous son contrôle. Elle se retrouve avec des attentes. De manière inconsciente, elle souhaite notre aide pour se dégager des projections de son échec (séparation, “accident”, “maladie”….) et à pouvoir exister autrement qu’à travers les clivages bon/mauvais que lui renvoie son environnement, son échec. Nous pouvons sentir chez cette personne, une motivation pour mobiliser un processus de changement dans sa vie. La séparation, l’accident, la maladie l’ayant “désigné” comme coupable et mauvaise, elle va chercher, pas toujours consciemment, à renforcer ses défenses caractérielles.
La relation précédente (la séparation) l’avait peut-être privé d’autonomie et l’avait peut-être, ou la conduite vers une posture passive, dans ce cas, elle sera en recherche d’autonomie suffisante et d’une place active. Ce changement aura très peu de chances de réussir si elle reste dans son système, dans un système de victimisation. Idem pour l’accident ou la maladie
Un tel changement exige des efforts, une mobilisation et un investissement régulier.
Il nous faut prendre du recul, faire taire notre prétention, rester extérieur au “système” pour ne pas se faire happer par des allusions, des sous-entendus, comme pour susciter notre curiosité ou pour nous encourager à poursuivre notre intérêt pour elle. Elle peut utiliser des formules toutes faites ou des jugements abrupts comme si elle cherche à nous attirer de son côté, à nous faire réagir, ou peut-être à voir ce que nous “avons dans le ventre”. Il ne faut pas se tromper, toutes ses tentatives ne sont pas orientées vers nous, comme si elle avait trouvé chez nous un charisme, une intelligence, une compréhension, un grand Maître. La réalité, même si c’est inconscient, est un mouvement chez elle pour nous mettre à l’intérieur, nous contrôler. Elle cherche à nous appâter, comme pour nous avaler, nous ingérer…
Après cette séparation difficile, son accident ou sa maladie, elle a un besoin de contrôle et de maîtrise. C’est peut-être sa manière de savoir quel genre de Maître, nous sommes. Elle nous dira bien sûr que nous ne sommes pas le premier avec qui elle discute. Elle va chercher la manière pour nous intéresser, nous attirer vers elle. Serons-nous fascinée par la part traumatique de son histoire ? Ces “jeux psychologiques” (mouvements transféro-contre transférentiels) montrent qu’un espace, pour une possible relation s’entrouvre là, et nous sommes en train d’y entrer sur la pointe des pieds… Le demi-tour sera difficile et compliqué.
Il devient utile de définir un cadre et d’instaurer une forme d’ “effet cadre”. Cadre dans lequel la relation, la communication, le dialogue devront rester. Ce cadre va permettre une certaine continuité et constance. Il sera un des éléments invariants de l’espace relationnel, communicationnel. Il permettra de protéger l’intégrité morale de tout le monde.
Nous devons protéger ce cadre aussi des intrusions, ainsi que de leurs effets. Cet “effet cadre” avec notre positionnement permettra de nous protéger. Cet “effet cadre” permettra de construire un espace psychique propre à notre relation, à notre communication, de délimiter le cadre avec un intérieur et un extérieur, et d’être capable ensuite de déjouer les jeux psychologiques. Il y aura un travail de transformation et d’appropriation afin de rendre ce cadre vivant et efficace.
S’il y a transfert, alors il y aura contretransfert, il va falloir mettre à l’intérieur, avaler, ingérer, avec une dimension d’intrusion : pénétrer, aller voir à l’intérieur.
Dans le langage psychologique, la notion d’intrusion a pris le sens d’une curiosité déplacée, avec une connotation agressive. La crainte d’être intrusif contient l’idée de faire du mal à l’autre et renvoie à des fantasmes agressifs inconscients. Nous oublions des moments de mettre du care lorsque nous sommes confrontés à ses mouvements intrusifs agressifs inconscients, eux-mêmes réactivés par notre curiosité, d’un retournement de ces mouvements en leur contraire (être avalé, ingéré), ceux-ci prenant alors la forme, dans le contretransfert, d’une représentation cannibalique. Dans ce retournement actif/passif, il y a la nature pulsionnelle et la fonction défensive de ce mouvement inconscient.
Il faut distinguer le cannibalisme vrai nourrir le corps pour le rendre plus fort, et le cannibalisme psychique, de nature purement fantasmatique, qui a pour but de “mettre à l’abri à l’intérieur de soi un être cher et de lui permettre ainsi de continuer à vivre […] il sert à incorporer inconsciemment un objet pour en nourrir son âme et la rendre plus forte et plus sûre” (Cuynet et Mariage).
Ce fantasme aurait aussi un pouvoir de “guérison magique par incorporation” (Cuynet et Mariage) et permettrait d’éviter un long et douloureux travail de remaniement, notamment des expériences de perte et de deuil.
L’ingérence renvoie à l’action de s’ingérer, c’est-à-dire s’introduire indûment dans les affaires des autres, sans y avoir été invité. Signalons qu’il renvoie également au verbe ingérer qui signifie “faire passer un aliment par la bouche dans le tube digestif”.
Nous pourrions considérer que toute personne qui s’adresse à nous, en nous parlant d’elle, est une invitation implicite à s’introduire dans son histoire et dans son monde interne. Lorsque c’est nous qui allons induire cette conversation, et cette ouverture communicationnelle, nous introduisons d’emblée un rapport d’inclusion inverse : nous sommes sur le territoire de l’autre, sous son contrôle et son bon vouloir. Nous sommes donc exposés à l’imprévu de ce qui peut surgir, faire intrusion, y compris en nous-même. Avant l’instauration du cadre, nous perdons nos repères habituels et si la personne lâche prise, elle peut aller jusqu’à se laisser absorber, ingérer… Certainement, qu’on retrouve là ce que certaines personnes BDSM recherchent : ce fameux lâcher prise, car c’est la porte grande ouverte pour absorber, ingérer l’autre.
Il n’est pas impossible que les postures Dom/soum sans relation les liant, remettent en mouvement chez les protagonistes, des modalités archaïques de fonctionnement, notamment posturales.
Dialoguer avec une personne ayant une posture opposée à la nôtre induira des effets liés à l’espace : délimitations, emboîtements, chevauchements, empiétements. Ce dialogue doit poser la question du cadre et celle de notre positionnement. Nous devrions créer un espace-temps avec son effet cadre pour délimiter et borner le dialogue. En fonction des situations et des contextes, nous sommes obligés de penser en termes de stratégie, avec l’idée de frontières et d’ajustement continu dedans/dehors. Nous sommes dans l’obligation de tempérer notre ingérence pour que la communication ne soit que des interactions entre individus.
En tant que Dom, Maitre ou encordeur, il faut comprendre où cesse, s’arrête notre responsabilité. Il ne faut pas, même inconsciemment et en toute bienveillance, commencer à diriger autrui vers des actions ou penser que nous ferions nous-même (je ne vais pas parler de la malveillance des individus) selon les croyances et les valeurs que nous avons. Nous ne devons pas chercher à imposer des normes qui ne conviennent pas à la réalité de l’autre.
Il ne s’agit pas de diriger l’autre comme si on était le chef d’orchestre de sa vie, mais l’interaction que nous avons avec elle nous permet de donner notre avis. Si l’on est son Maître, ce lien nous permet de la guider, de l’accompagner, d’ouvrir une discussion. Toujours se poser la question : quelle est la meilleure option pour elle ?
Être Dom ou Maître ne nous donne pas un pouvoir d’autorité sur la personne soumise, mais un pouvoir pour lui faire vivre quelque chose de positif, un pouvoir avec la personne soumise pour construire notre relation. Dans les cordes ou dans le BDSM, nous n’avons pas autorité sur une personne, même si cette personne consent ou nous donne cette autorité. Pour son bien-être et le nôtre, nous devons refuser cette autorité.
Nous devons jamais oublier aussi que chaque personne est unique, qu’elle a une expérience à vivre dans le BDSM ou dans les cordes, voire même dans sa vie privée, familiale ou professionnelle qui lui appartient afin de faire les meilleurs apprentissages, de prendre les meilleures décisions qui soient pour elle. Découvrir par soi-même peut paraître parfois cruel, mais c’est quand même enrichissant pour apprendre à se connaître et à ajuster ce qui est juste pour soi.
Pour qu’il y ait un réel changement, nous ne devons pas avoir la prétention de croire que nous pouvons la changer, mais simplement de l’accompagner dans son cheminement, car elle seule détient la clé de son changement.