Le lien, l’intention, la connexion
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je tente d’expliquer le lien, l’intention et la connexion dans une scène, dans une relation BDSM, selon mon point de vue et mon expérience.
Un ami m’a demandé d’animer un Workshop sur la connexion dans les cordes. Dans ma réflexion sur la connexion, le voyage (subspace, transe…), je me suis rendu compte de la difficulté de transmettre ce que j’ai appris par l’expérience. J’ai tenté de faire une recherche sur la connexion, le voyage. Mis à part des narrations suite à un ou des vécus, je n’ai pas trouvé de texte, expliquant la théorie de la connexion, du voyage dans les cordes ou dans le BDSM.
Cet article est un essai théorique, cette théorie n’a de valeur que mon expérience, mon analyse et ma réflexion sur ce sujet.
Chaque encordée, chaque soumise “se fie” quelque peu à son encordeur, à son Maître ; Elle s’est fiée, et continue plus ou moins longtemps à “se fier”. Jusqu’où ? Peut-elle “croire” encore assez pour lui faire “crédit”, et quelles en sont les limites supportables ? Ou plutôt de quelle manière évolue cette “fiance”, quel est son devenir quand elle dure tant soit peu ?
Cette fiance, est-elle unilatérale ? L’encordeur doit-il “se fier” à l’encordée ? le Maître doit-il “se fier” à sa/la soumise ?…
Quel “lien” plus ou moins réciproque constitue-t-il alors, en relation avec un mouvement comparable chez l’autre ? Quel degré de conscience en ont chacun des protagonistes, ou que signifie dans les profondeurs de chacun le sentiment plus ou moins clair de ce lien, ou de la croyance en ce lien ? Existe-t-il un rapport entre “l’action de croire” et le “lien” ?
Le “lien” englobe des dimensions qui sont loin d’être tout heureuses et ne méritent pas toujours une description positive ou teintée d’optimisme. Comment saisir l’origine et les effets, aussi objectivement qu’il est possible en ce champ où la dimension subjective est fondamentale ? En effet la constitution de ce lien ne passe pas par un “choix d’objet d’amour”, ni par une lune de miel.
Dans les profondeurs psychiques, entre l’emprise par séduction et l’emprise par viol(ence) existent parfois des frontières peu claires, en tout cas pas toujours si claires que ne le souhaiteraient les lois de l’éthique ou celles de la société. Elles induisent une plus ou moins totale paralysie du fonctionnement psychique de la personne fascinée, ravie à elle-même et qu’une forme massive d’emprise a désormais soumis jusque dans ses profondeurs psychiques. Ce ne sont là, qu’exemples extrêmes, mais ils illustrent cependant la continuité des phénomènes présents et, parfois, constitutifs d’un “lien” de fait.
“Lien” n’est pas “liaison”. Lien suppose ou exige liaison, mais ne s’y limite pas. En général, il suppose aussi “attachement”. Dans le langage quotidien cependant, chacun fait spontanément la différence.
Étymologiquement lien vient de ligare (lier, attacher), a donné ligamen (lien, cordon, bondage) : le “ligamen” rappelle la proximité entre lier et attacher. D’une part, lier et attacher peuvent être engendrés par les liens de l’amour, mais aussi par ceux de la contrainte, le souci dans les cordes ou dans le BDSM, est la difficulté de les dissocier. Dans le BDSM, c’est aussi ce que l’on retrouve dans le B (Bondage) du BDSM.
Le charme et la fascination que développe un amour ont souvent des similitudes avec d’autres formes de fascination susceptibles d’engendrer une inhibition des moyens de défense de l’individu séduit. L’encordée comme l’encordeur, doivent garder leur raison tout au long de la corde, jusqu’au moment où l’encordeur décide qu’il a atteint son objectif dans sa corde, et peut laisser l’encordée partir dans son voyage. Idem pour la soumise et son Maître, lors d’une scène par exemple, ou dans leur D/s.
Cette raison qu’ils gardent leur permettra d’éviter l’incident ou l’accident. La confiance se puise aussi dans la raison que chacun gardera tout au long de la scène, de la corde. L’amour est subjectif et n’a pas sa place dans la scène, dans la corde. L’amour peut les mener à l’incident ou à l’accident. L’amour est aussi une manière de se déresponsabiliser de la scène ou de la corde. L’amour peut inhiber les moyens de défense de l’individu séduit.
D’autre part, les théories de l’attachement (John Bowlby) montrent la continuité des rapports d’attachement, présents depuis la naissance et persistants, heureusement ou malheureusement, dans toute relation affective dense. Les cordes, la relation BDSM, une scène peuvent très facilement générer des relations affectives denses, de l’attachement. Même quand l’encordeur, l’encordée, la soumise, ou le Maître réussit à éviter les abus des rapports de pouvoir, un lien amoureux comporte toujours quelque ambiguïté de l’ordre de l’attachement, entraînant souvent des réactions inadaptées. Les cordes, la D/s ou la scène peuvent facilement induire un sentiment de menace pour l’autre, menace dans son intégrité physique ou mentale, dans son individualité, dans son autonomie de pensée.
La place de processus inconscients dans la construction d’un lien entre deux individus semble évidente à tout observateur. Malheureusement, si les processus d’identification projective et d’incorporation sont massifs dans le jeu de la passion, dans les relations de couple dans les cordes ou dans le BDSM, ils sont, du fait de leur archaïsme, difficiles à traduire et à faire élaborer par les deux individus à travers les mots du langage courant, aussi bien d’ailleurs que ceux du langage philosophique. Par contre ce que l’on voit n’est pas toujours ce qui se vit intérieurement, cela peut être très trompeur et ce n’est pas parce que les processus d’identification sont projectifs, que les spectateurs ont la permission d’introjecter ce qui se vit, là ils deviennent intrusifs, ils sont dans une forme de viol(ence) psychique.
Par leur massivité vécue dans les structures inconscientes de la personnalité ainsi que dans la violence des émotions perçues ou vécues, ces processus psychiques échappent souvent même aux plus expérimentés, dans le cadre d’un transfert qui ne leur a pas toujours permis de se confronter à l’inconscient ou au vécu de l’autre. Il apparaît donc évident que de faire des cordes ou un BDSM thérapeutique est à proscrire, nous ne sommes pas des médecins, des psy pour nous permettre d’aller sur ce terrain, de nous confronter à cela. Aller sur ce terrain, c’est aller dans une forme de viol(ence) psychique de l’autre, le consentement que la personne vous avait donné, se limite à sa conscience et non à son inconscient.
Ne pas oublier que la corde, la scène peut faire surgir des émotions passées à caractère paradoxal, apparemment incohérentes avec ce que l’on est en train de faire vivre. La fin de la corde ou de la scène risque d’être perçue comme violente, risque d’engendrer une autre douleur, ceci dû à la déchirure du lien que vous aurez créé. L’encordée ou la soumise, et même des fois l’encordeur ou la personne dominante devra vivre cette fin comme une perte : la perte du lien. Comme cette perte n’est pas perte par détachement ou consécutive à un processus de deuil, mais se révèle essentiellement perte par arrachement d’une part méconnue de soi, placée en l’autre, confiée parfois comme le meilleur de soi, notre soi qui est le plus profond en nous qu’on protégeait, enfermé par des m3 de bétons armés.
Symétriquement, le partenaire, qui est aussi Sujet, a, en tant que tel, incorporé, ou bien introjecté cette part de l’autre en lui, souvent de manière inconsciente, dès qu’un lien s’est constitué entre eux deux.
Tels sont les constituants les plus essentiels du lien. Cependant, le lien doit être considéré comme limité seulement à la corde ou à la scène. Ce lien ne doit en aucun cas être utilisé pour lâcher et valider nos pulsions. Quoiqu’il se passe, nous devons à tout instant contrôler, maîtriser nos pulsions.
Il existe quelque chose de “pulsionnel”, une force psychique qui propulse et en quelque sorte dirige l’individu vers son Objet (objectif) en s’y liant : force psychique qui, dès lors, sous-tend la création d’un lien. Une force psychique qui oriente l’individu vers son Objet pulsionnel (Freud, Lacan), malheureusement, bien souvent la personne encordée a donné son consentement pour un objectif qui était clair au départ : un Objet (objectif) clair (corde, scène d’impact, etc…), mais, jamais l’encordeur ou le Dom a exprimé son Objet pulsionnel ! Le consentement n’a jamais été donné pour un Objet pulsionnel !
Il en est de même pour l’encordée, l’encordeur a donné son consentement pour un Objet (objectif) précis : une corde, une scène, mais pas du tout pour un Objet pulsionnel, Objet que l’encordée n’a bien évidemment pas exprimé au départ.
La corde ou la scène est une expérience de travail avec la passion plus ou moins partagée entre deux individus, où se manifestent des processus psychiques extrêmement archaïques de l’ordre de l’incorporation, induisant des réactions variables par lesquelles chaque individu tente de se protéger, sur un mode aussi archaïque, contre cela même qu’il désire à son insu en cette appropriation de l’autre, ou par l’autre.
En en faisant l’analyse, et en sachant que le contexte culturel en interdit la reconnaissance ou l’aveu, et oblige ainsi à dénier ces désirs ou à les refouler dans l’inconscient, cet interdit culturel de l’appropriation n’empêche pourtant pas qu’une forme plus ou moins symbolique de possession fasse partie de toute corde ou scène. Cette appropriation peut être vécue par certain(e)s cependant comme impossible à supporter durablement, comme impossible à accepter, imposant en conséquence des mesures d’évitement, de fuite ou de séparation, de rejet, de haine défensive, etc., sous une forme de bratitude, de rire ou autre, à comprendre alors comme des sursauts de sauvegarde d’une autonomie individuelle ressentie comme menacée.
Accepter de faire une corde ou une scène avec une personne passe par des compromis mutuels, pour permettre l’Objet (objectif) avec cette forme de possession de l’autre, possession limitée au temps de la corde ou de la scène, tout en sauvegardant le maintien du sentiment de l’identité de chacun. Ce double mouvement de préservation à la fois de la passion et de l’autonomie psychique se réalise alors grâce à un constant travail d’individuation.
Comprendre, saisir ce qui se construit entre les deux individus, reste nécessaire pour saisir ce qui se passe à l’intérieur de chaque sujet, lorsque ce lien est établi.
Il faut comprendre la place du croire à l’origine du lien dans la corde ou de la scène. Donald Winnicott va nous aider à comprendre. Il a en effet subtilement observé et défini la place de l’illusion et ses étapes successives chez l’être humain depuis ses origines. Il nous explique que cette illusion est celle de la toute puissance, c’est-à-dire l’illusion de sa capacité à obtenir en lui, immédiatement, la satisfaction de tous ses désirs. Winnicott s’est attaché à mettre en évidence chez l’enfant la difficulté d’une étape du développement infantile où ce dernier tente de passer d’un univers interne, essentiellement projectif, à la reconnaissance d’une réalité extérieure et donc d’une altérité de l’objet au sein d’un univers qui n’est plus seulement une simple extension de Soi.
Or l’expérience d’une corde ou d’une scène peut confirmer la fragilité de ce passage et peut mettre en évidence les régressions que l’encordeur, le Dominant subit, notamment sous les coups de la passion. Ce phénomène fait saisir la notion de l’utilisation de l’encordée, de la soumise. On peut y percevoir parfois des mouvements régressifs, c’est-à-dire ramenant l’encordeur ou le Dominant à des modes de fonctionnements psychiques archaïques conduisant à une utilisation quasi-perverse de l’encordée ou de la soumise, laquelle redevient une sorte de chose ou de moyen, comme une drogue ou tel autre objet d’addiction, réduit au rôle de “substance apaisante” ou de contenant protecteur. L’encordée, la soumise n’est pas, ou momentanément n’est plus, reconnue comme personne. Son altérité est mise en cause, elle n’est pas intégrée en permanence comme une évidence.
C’est que l’altérité n’est pas d’emblée une évidence, contrairement à ce qu’on imagine souvent. Elle n’a pas le statut d’une “réalité”. Ce n’est qu’à l’expérience répétée que l’encordeur, le Dom peut éviter l’emprise de la passion, peut admettre la réelle altérité d’autrui et notamment de l’encordée, de la soumise. Les choses se passent comme si l’encordée, la soumise était “choisi inconsciemment pour sa capacité devinée à jouer ce rôle” d’objet d’addiction (Mc Dougall), comme une drogue exaltante ou apaisante.
Il ne faut pas se laisser entraîner dans un retour ou la persistance de l’état antérieur précédant la reconnaissance de cette altérité, état où le monde n’était qu’une “extension de soi”, et la corde, la scène un espace d’appropriation, ou strictement fusionnel, dans lequel l’autre, non reconnu en soi, n’est que le moyen d’une satisfaction. Satisfaction qui peut alors (et alors seulement) devenir perverse. D’autant plus que la corde ou la scène peut aisément “autoriser” l’encordeur, le Dominant à libérer sa perversité sous pretexte que c’est une corde ou du BDSM.
L’encordeur, le Dominant peut croire que la normalité d’une relation BDSM, d’une corde autorise l’expression de sa perversité quasiment sans retenue. Il est important de déconstruire cette fausse normalité dans l’esprit des pratiquants.
Du fait que l’altérité n’a pas le statut de réalité, elle ne s’instaure que peu à peu, elle n’acquière qu’un statut incertain, quasi provisoire, tout comme un postulat.
Pas d’altérité reconnue à l’autre sans l’accès à un espace psychique permettant cette reconnaissance. Pas de reconnaissance du postulat de cette altérité sans un espace propre, qui prolonge celui que Donald Winnicott a appelé transitionnel, permettant une créativité et une création psychique sans certitude, hors démonstration. Or c’est typiquement l’espace de la croyance, au sens de “l’action de croire”. Action de croire qui, normalement, n’exclura pas la mise en place du doute rationnel émanant de la confrontation avec une réalité extérieure.
Les travaux de Winnicott sont fondamentaux pour comprendre précisément le domaine principal de la croyance. Comme il l’a écrit : “Ce champ intermédiaire d’expérience dont il n’a à justifier l’appartenance, ni à la réalité intérieure, ni à la réalité extérieure et partagée, constitue la part la plus importante de l’expérience de l’enfant. Il va se prolonger, tout au long de la vie, dans l’expérience intense qui appartient au domaine des arts, de la religion, de la vie imaginative, de la création scientifique.”
Le rapport entre l’acte de croire et la constitution du lien se pose.
Avant un “croire quoi”, il y a d’abord un “croire en quoi”, préalable. Dans le champ affectif très proche du “corps” et de l’émotionnel, il s’agit d’abord d’un croire “en”, dès qu’est admise la reconnaissance d’une altérité et donc d’une présence. Avec ces deux aspects qu’il nous faut distinguer : croire en l’autre ? Et/ou croire en le couple ? C’est-à-dire croire en ce lien que les protagonistes d’une corde ou d’une scène ont constitué, souvent sans savoir comment, ni jusqu’à quel degré ; et qu’ils ne savent donc comment faire évoluer, ou comment le renouveler, ni même comment mettre fin à telle forme de relation sans perdre totalement la part de Soi principalement inconsciente, que chacun a confiée ou placée et comme inscrite en l’autre ?
Croire en, c’est à la fois anticiper, et se lier, c’est faire crédit sans certitude, sans savoir, du moins sans tout à fait savoir. C’est dans cet espace du croire que peut se créer le lien. Le lien est d’abord et essentiellement situé en cet espace transitionnel où rien n’est assuré ! Espace où Soi et non-Soi sont mal distingués, espace presque onirique, espace de jeu, où l’autre est à la fois autre et soi-même.
Croire n’est pas savoir, et, sauf à tomber dans le dogmatisme, il faut toujours s’en souvenir ; on croit toujours sans certitude, on croit sans savoir. Il arrive qu’on ne sache pas très bien ce qu’on croit, on pourrait croire l’inverse, mais on ne peut pas ne pas croire…
Beaucoup ne savent pas non plus distinguer “croire en l’autre” et “croire en soi”, moins encore définir en quelle part de soi, en quelle part de l’autre, ou en quel aspect du lien, ils accordent crédit. Sans en être conscients, ils reproduisent alors les expériences vécues à travers les liens passés, celles de ceux dont ils sont nés, expériences enfouies au sein de leur esprit.
En quelles parts de l’autre faire confiance, en quelles parts se fier ? En quelles parts se lier ? Se pose alors le difficile problème de la fidélité : à quelle part de l’autre, et à quelle part alors de soi-même ? Fidélité à l’autre ou à soi-même ? D’où l’affreuse douleur de l’arrachement.
Le souci, à tort ou à raison, chacun croit de ce que l’autre est censé montrer par ses gestes, ses mots, ou ses comportements. S’introduit alors un “croire que” dont le sens a besoin d’être clarifié, corrigé ou mis en lumière, quelle que soit sa propre croyance. Cela demande du contrôle, de la maîtrise de soi pour ne pas être happé par la forte tentation de prouver, ou de demander une preuve.
L’action de croire passera du “je crois” à “je me fie”, puis “nous nous fions”, puis “nous nous lions”, à “nous nous engageons”. On ne peut pas totalement distinguer le “croire en” du “croire que” ou de la croyance opinion (Ricoeur). Sans doute faudra-t-il passer par “l’acte de croire que”, tout comme “l’acte de croire en”, car “croire que” et “croire en” garde une dimension d’anticipation, avec, en plus, une dimension affective du “croire en”, car ce dernier répond au désir, au lien.
Dans le lien, les messages non-verbaux, plus ou moins conscients, cherchent à “agir” sur l’attitude de l’autre, messages où s’exprime une intentionnalité ou une “action” témoignant de l’importance d’un croire.
L’interaction entre l’encordeur et l’encordée ou le Maître et sa soumise va se définir dans le lien, dans l’intention, dans la connexion. On ne croit pas tout seul, mais en rapport avec la croyance de l’autre, et lorsque la connexion n’est pas, alors ce sera en rapport avec l’environnement qui influence, exerce des pressions.
Une croyance est souvent une réponse à une autre croyance.
Sources : John Bowlby, Joyce Mc Dougall, Sigmund Freud, Jacques Lacan, Jean-Georges Lemaire, Paul Ricoeur, Donald Winnicott.