Les pronoms d’adresse (tu/vous) et les appellatifs (Monsieur/Madame)
Je vois trop souvent sur les médias sociaux, les bottoms (soum ou esclave) toiser les Tops (Maîtres ou Dom) par leur prénom ou pseudo, en le tutoyant, en les chahutant, pour certains sous prétexte d’être une “little” ou une “brat”, et que le Top soit un “Daddy”.
Tant que la relation demeure dans une zone de gaming, je peux comprendre. Dans le gaming, les seules règles qui existent sont celles du gamer (ce qui montre une certaine “anarchie” dans les rapports, qui conduisent à des relations soient virtuelles soient SM, mais dans lesquelles la D/s n’existent que par le “jeu”. Je rappelle que “je” et “jeu” ne se différencient pas à l’oral et à l’écrit uniquement par une lettre.)
Lorsque la relation entre et demeure dans une zone de playing, vouvoyer le Top (Maître ou Dom) ainsi que de ne plus l’appeler par son prénom ou pseudo, deviennent une nécessité afin d’éviter à ce que la relation dérive vers une forme d’égalité, c’est-à-dire dans une forme vanillée.
Je pense, qu’on pourrait se permettre ce raccourci socio-étymologique selon lequel “monsieur” vient de “dominus” :
- Monsieur est une contraction de l’adjectif possessif “mon” et du nom commun “sieur”, qui est lui-même une contraction de “seigneur”. Il est donc une forme simplifiée de “monseigneur”.
- Dominus (pluriel domini, féminin domina) est un mot latin signifiant “maître“ dans le sens “propriétaire”, puis plus tard “seigneur”.
Le droit romain reconnaissait le titre de dominus rei à celui qui était investi de la propriété romaine sur une chose (le dominium).
Au Moyen Âge, dominus devint un titre féodal, dont l’équivalent français est “seigneur”. De là dérive le titre de dom donné à des ecclésiastiques (essentiellement des membres de l’ordre de Saint-Benoît), et les titres portugais et espagnol de dom & don.
Si l’on regarde bien des années plus tard en 1666, avec Molière dans Le Misanthrope
CELIMENE
C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L’art de ne vous rien dire avec de grands discours ;
Dans les propos qu’il tient, on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.…
CELIMENE
C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette en passant un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
A force de façons, il assomme le monde ;
Sans cesse, il a, tout bas, pour rompre l’entretien
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille
Et jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.…
CELIMENE
O l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur ;
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse :
La qualité l’entête, et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipages et de chiens ;
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de Monsieur est chez lui hors d’usage.…
CELIMENE
Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre :
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire,
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois.
Il est intéressant de noter qu’à cet époque déjà on pouvait observer certaine similitude avec notre époque.
Puis au moment de la révolution française, trois textes de 1790 sur le tutoiement :
- Le 19 juin 1790, Charles de Lameth propose, dans la lignée des décrets du 4 août 1789, qui ont aboli les droits nobiliaires, de défendre l’utilisation des titres.
Après une discussion fort animée, un décret est voté, dont la rédaction définitive est donnée le 20 juin 1790. Il supprime livrées, armoiries, et utilisation des titres : “L’Assemblée nationale décrète que la noblesse héréditaire est pour toujours abolie en France / . / qu’aucun citoyen ne pourra porter que le vrai nom de sa famille / . / que les titres de monseigneur et messeigneurs ne seront donnés ni à aucun corps, ni à aucuns individus”.
Le décret du 20 juin est transmis au roi pour acceptation. Necker est réticent, et suggère des remarques. On y trouve, outre une allusion au tutoiement aristocratique, c’est-à-dire égalitaire entre grands seulement, la crainte d’un égarement populaire à propos de certains “détails” :
“C’est uniquement dans les relations particulières et sociales de la vie, que les plus petites distinctions affectent la vanité de ceux qui en sont les simples spectateurs ; mais le peuple ne partage point ce sentiment, car il ne sort point de son cercle, il ne le désire jamais, et il nuirait à son bonheur, s’il avait cette prétention / ./ Les grands, dans un royaume voisin de la France, se tutoyent entre eux, et ils n’ont jamais avec d’autres la même familiarité / . / En poursuivant dans les plus petits détails tous les signes de distinction, on court peut-être le risque d’égarer le peuple sur le véritable sens de ce mot égalité, qui ne peut jamais signifier, chez une nation civilisée et dans une société déjà subsistante, égalité de rang ou de propriété“.
- Suite au décret du 20 juin, qui fait grand bruit, les Actes des Apôtres consacrent une livraison au thème de l’égalité. Ils opèrent, selon leur habitude, par passage à l’extrême, pour en ridiculiser l’idée. Ils proposent d’abord un décret instaurant l’égalité des jours et des nuits, de la température, du climat, etc., sur toute la planète.
Puis un autre, qui, appliqué à leur bête noire Villette, transforme un ancien honneur en marque d’infâmie :
“pour attacher l’infâmie aux titres des ci-devant /./ le sieur de Vill. . sera condamné à porter à perpétuité le titre de marquis“.
Enfin un troisième, appuyé sur une anecdote dans laquelle certain rasoir joue un rôle décisif, et matérialise une redoutable pression sociale de ceux d’en bas sur ceux d’en haut :
“Plutôt par mauvaise habitude que par hauteur, il n’est que trop d’usage parmi les gens aisés du tiers-état de tutoyer ceux de métier, surtout leurs barbiers-perruquiers / ./ Le mien /./ vient de m’en corriger à l’instant, me tenant par le cou, et son rasoir sous ma tête : conviens, me dit-il, des droits de l’homme, que nous sommes égaux, qu’il n’y a plus ni ordre, ni état, ni titre, ni distinction : ta peur prouve que tu es plus J…F… que moi /. / Mon barbier m’a si bien fait entendre raison que nous sommes aimablement convenus de nous tutoyer réciproquement, d’abroger toute étiquette des saluts, remerciements, coups de chapeaux ou de bonnets, du haut ou bas du pavé, de dire monsieur en nous parlant, de /dire/ madame ou mademoiselle en parlant de nos femmes ou filles, de ne plus faire apprendre à lire à nos enfants dans la Civilité puérile et honnête, et à écrire des lettres d’après le Secrétaire de la cour / ./ Cette leçon de mon barbier, et mon pacte avec lui, me semblent devoir mériter de l’assemblée nationale, un décret tout exprès et formel, qui ordonne le tutoyement général et absolu entre tous et un chacun, de tout état et de tout âge : il est en usage parmi les habitants de la campagne, et le peuple des villes ; il sera adopté très volontiers dans la société, dans la meilleure compagnie, même à la cour“.
- Dernier prédécesseur de C.B., Lemaire. Sa 17ème lettre bougrement patriotique du Père Duchesne. . . en effet ne date pas de 1791 comme le dit Bruno, mais de la mi-novembre 1790 :
“Motion / . / pour que tous les Français indistinctement se tutoyent / . / Quand une fois il sera décidé que nous nous tutoierons tous, l’orgueil alors aura encore perdu une de ses grandes ressources. Ce langage d’ailleurs n’a rien de repoussant /./ Nous qui voulons ne plus faire qu’un peuple d’amis et de frères, nous refuserions nous à adopter bien vite cette manière et ce ton qui me paroît celui du coeur ?”.
L’arrêté de la Commune insurrectionnelle du 22 août 1792 dit : “Il sera écrit aux ministres pour les inviter à ne plus se servir du mot monsieur dans les lettres qu’ils adressent aux membres du conseil [de la Commune] et à y substituer celui de citoyen” (Procès-verbaux de la Commune de Paris, édités par M. Tourneux, p. 53).
Dans un ouvrage collectif de 2012, Jean-Luc Chappey parle de “la décision de la Convention de bannir (31 octobre 1793) les termes de madame et de monsieur pour les remplacer par citoyenne et citoyen.” La date indiquée est intéressante, le terme “citoyenne” fut institutionnalisé le lendemain de l’interdiction des clubs féminins…
En date du 31 octobre 1793, la Convention entendit la pétition du citoyen Malbec (Aulard dira Nalbec), approuvée par “toutes les sociétés populaires” de Paris, qui réclame l’interdiction de “la seconde personne du pluriel lorsque nous parlons à un seul”, donc le tutoiement obligatoire.
Aulard avait traité de cette question, estimant qu’elle “mérite autre chose que les dédains de l’histoire” : Basire aurait voulu un décret qui rendit le tutoiement obligatoire. Mais la Convention s’y refusa, et, se rangeant à l’avis de Philippeaux, décréta “que la pétition du citoyen Nalbec serait insérée au Bulletin avec invitation à tous les citoyens à n’user dans leur langage que d’expressions propres à pénétrer tous les esprits des principes immuables de l’égalité” (Procès-verbal, t. XXIV, p. 226).
Pour Annie Geffroy souligne le scandale que constitue l’appellation “citoyenne” : “L’appellatif citoyenne, par la non-spécification maritale, et par sa discordance avec le statut légal des femmes, constituait un double scandale : ce scandale cesse avec le Consulat. […] La généralisation de citoyenne marque donc un changement plus important que pour citoyen : le nouvel appellatif remplace bien sûr le système ancien, mais il fait beaucoup plus, puisqu’il supprime toute spécificité du statut marital ! Jeune ou vieille, mariée, célibataire ou veuve, toute femme reçoit un appellatif propre, citoyenne, qui la rattache à la collectivité politique sans passer par l’intermédiaire d’un homme. C’est là que je vois la véritable nouveauté qui s’installe en 1792, qui disparaît vers 1800, et dont le français d’aujourd’hui n’a pas retrouvé l’équivalent.”
Les termes Monsieur et Madame, à la connotation aristocratique difficile à percevoir aujourd’hui, seront également bannis des noms de rues et de villes. Baume-les-Messieurs (Jura) devient Baume-le-Jura, et Vanault-les-Dames (Marne), Vano-les-Frères. La “révision” ne s’opère pas toujours au détriment du genre féminin : à Paris, la rue Madame (section Mutius-Scaevola, aujourd’hui 6e arr.) est rebaptisée en 1793 rue des Citoyennes, nom qu’elle conservera jusqu’en 1800.
Une volonté de renversement dans une proposition est faite en 1800 de réserver “vous” et “monsieur” aux condamnés (Cabanès, La névrose révolutionnaire, 1906, p. 397).
Les textes de C.B. sont intéressants, on y retrouve un mélange de raisonnements, d’ordre politique, étymologique, social, moral, historique. Le choc de la révolution, la volonté d’épurer et de logiciser :
- Les pronoms d’adresse : C.B. critique le vous “de politesse” au nom de la logique et de l’égalité. Le système tu/vous sépare les Français en deux classes : ceux qu’on vouvoie (nobles et bourgeois) et ceux qu’on tutoie (laquais, inférieurs). Pour éradiquer ce “vous”, fruit de l’enflure conférée à une personne par ses vassaux ou ses louis d’or, C.B. propose de généraliser le “tu” logique, facteur et conséquence de l’égalité ; il concrétise aussitôt sa suggestion, par un “discours au roi”, et par l’adresse de clôture à Louise Robert .
- Les appellatifs : le système des appellatifs bourgeois (monsieur , madame) est dérivé selon C.B. de la titulature nobiliaire et doit finir avec elle ; il propose la suppression de tout titre et l’interpellation et/ou la désignation des personnes par leurs seuls prénom et nom, avec une légère différence en ce qui concerne les femmes.
On trouve bien dans les origines du tutoiement, cette notion d’égalité. Peut-on parler d’égalité dans le BDSM, lorsque les pratiquants mettent en place une discipline basée sur la D/s (Domination/soumission) ? Ne parlons même pas d’égalité dans une relation Maître/esclave.
S’il n’y a pas cette notion d’égalité, le tutoiement a-t-il sa place ? L’appellation du Top (Maître ou Dom) par son prénom a-t-il sa place aussi ? Ou ne faut-il pas passer au vouvoiement du Top (Maître ou Dom) et à Monsieur/Madame ?
Source : Annie Geffroy, Claude Guillon