La persona dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de la “persona” dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
Le mot persona vient du latin (du verbe personare, per-sonare : parler à travers) où il désignait le masque que portaient les acteurs de théâtre. Puis il a signifié le personnage ou le rôle.
Dans sa psychologie analytique, Carl Gustav Jung a repris ce mot pour désigner la part de la personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société, une instance psychique d’adaptation de l’être humain singulier aux normes sociales.
D’une façon très générale, la persona est le masque que tout individu porte pour répondre aux exigences de la vie en société. La persona donne à tout sujet social une triple possibilité de jeu :
- apparaître sous tel ou tel jour ;
- se cacher derrière tel ou tel masque ;
- se construire un visage et un comportement pour s’en faire un rempart (Dialogue du moi et de l’inconscient).
Prendre un visage de circonstance, jouer un rôle social, se différencier par un titre (Dominant, Maître, soumis, esclave, Marquis, etc.), autant d’effets de cette fonction psychique que la persona recouvre.
Le “moi” peut facilement s’identifier à la persona, conduisant l’individu à se prendre pour celui qu’il est aux yeux des autres et à ne plus savoir qui il est réellement. Dans ce cas, la persona de Jung est proche du concept de faux self de Donald W. Winnicott.
Il faut donc comprendre la persona comme un “masque social” , une image, créée par le moi, qui peut finir par usurper l’identité réelle de l’individu.
S’adapter à la société BDSM, faire sa place, est une nécessité pour toute personne qui arrive dans le monde BDSM ou des cordes. Cette tâche d’intégration sociale exige un investissement considérable d’énergie. Elle oblige à cacher des pans entiers de sa vie intérieure, de sa vie privée et professionnelle et à laisser en friche la quasi-totalité des possibilités créatrices de l’individu.
Durant tout ce temps, la persona est d’une importance capitale. Le sujet se doit d’apprendre à maîtriser les structures d’adaptation. Mais l’adaptation, plus ou moins réussie selon les cas, n’est pas, selon Jung, la finalité de la vie psychique. Elle ne représente qu’une condition pour pouvoir, dans la seconde partie de la vie, aller “à la découverte de son âme”. Pour nombre de BDSMistes, venir dans le BDSM est d’abord une crise de la persona.
Les sociétés latines ont fait de la personne bien plus qu’un fait d’organisation, bien plus qu’un nom ou un droit à un personnage et un masque rituel, elles l’ont érigée en fait fondamental du droit. Par conséquent, c’est d’abord à partir de la “personne” que l’on va déterminer ce qui est permis ou non et la persona va devenir une individualité qu’il faut respecter. Seul l’esclave n’a pas droit à la persona parce qu’il n’a pas de corps, pas d’ancêtres, de nom, de biens propres.
Comme l’énonce Goffman, ce type de droit se rattache aussi à la notion de territoire et est entendu comme titre de possession, de contrôle, d’usage ou de libre disposition d’un bien. La propriété, c’est-à-dire le fait d’user, de jouir et de disposer d’une chose d’une manière absolue et exclusive, se trouve en effet au centre de l’organisation sociale qui devient un subtil agencement de territoires (E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Les relations en public, 1973). À ce titre, le corps d’un individu est avant tout le premier bien dont il dispose.
Dans notre société contemporaine, l’individu est une personne qui possède un corps et que ce fait lui ouvre des droits immuables (comme le respect de soi et celui des autres, mais aussi respect du corps), le BDSM remet en cause ces principes, il permet aux individus de jouer avec les concepts de propriété et de pouvoir. Dans le BDSM, certains individus se soumettent à d’autres individus de leur plein gré, les premiers confiant leur corps aux seconds qui les dominent. Mais réellement, que se passe-t-il exactement ? À quoi consentent véritablement ceux qui se soumettent ? Qu’acceptent-ils de concéder de leur personne ? Et que s’approprient les personnes qui dominent ?
Le BDSM peut se définir comme une relation particulière dans laquelle les individus s’engagent dans une interaction dominant/dominé. Ce qui signifie que la relation consentante, négociée, contractualisée, mais qui se vide, en réalité, de ce que le sens courant, en le doublant d’une connotation extrêmement dépréciative, appelle masochisme ou sadisme. En effet, le BDSM intègre une dimension éthique : les pratiques se basent ainsi sur l’acronyme SSC (sain, sûr, consensuel). Elles reposent donc sur un dispositif de réglementations et de codifications qui interdit tout débordement.
Définir le BDSM comme une relation entre deux ou plusieurs individus pose toute la complexité du problème de la propriété. Dans ces jeux de rôle ritualisés pour certains, dans cet art de vivre pour d’autres, le dominant, pour un temps donné (dans les jeux de rôle ritualisés), domine son partenaire. Cependant, les limites sont fixées à l’avance, et à tout moment il est possible, pour la personne dominée, d’arrêter la séance par le safeword notamment. Il n’en reste pas moins que ces pratiques sont guidés par le désir de s’abandonner à l’autre ou d’en prendre possession. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? S’agit-il de prendre possession du corps de l’autre ? de sa volonté ? de sa liberté ?
Si la communication et la négociation permet de connaître les goûts et les désirs du partenaire, les “contrats” nous renseignent bien plus sur l’enjeu des relations BDSM. Les “contrats” sont, en effet, une convention par laquelle un ou plusieurs individus s’obligent, mutuellement, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. Ils peuvent être écrits comme ils peuvent être tacites aussi. La contractualisation occupe une place importante dans les relations BDSM et possède un caractère transgressif : elle échappe, en effet, à tout contrôle institutionnel. Pour certains, c’est cet échappatoire institutionnel qui les attirent, car cet échappatoire libère toutes leurs pulsions ! Dès lors, qu’ils soient écrits ou non, les “contrats” s’apparentent surtout à des pactes qui sont des conventions solennelles. Ce qui signifie que la caractéristique des relations BDSM n’est donc en rien l’invention d’un espace où tout serait permis, mais au contraire la création d’un territoire savamment limité et réglementé, d’autant plus fragile qu’à tout moment les règles peuvent être transgressées.
Dans ce contexte, l’individu qui devient esclave ou soumis, il le devient non pas parce que cet état est inscrit dans sa “nature” mais parce qu’il le désire. En outre, il devient esclave non pas parce qu’il n’a pas de biens propres, de nom ou de corps : il le devient justement parce qu’il a un corps et que ce corps lui appartient (ou est censé lui appartenir). Le dominant “prend possession” de lui et il devient sa “propriété”.
Les pratiques BDSM sont transgressives car elles remettent en cause la notion même de personne en tant que fait fondamental du droit, c’est-à-dire qu’elles remettent en cause la liberté de jouir de sa propre personne. Cependant, c’est oublier que nous sommes dans le cadre d’un jeu pour les gamers et dans une philosophie de vie pour les players, et plus exactement, pour reprendre les termes d’Erving Goffman, dans une “modalisation” (E. Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, 1991). C’est-à-dire que la relation BDSM prend pour modèle l’esclavage mais lui accorde un sens tout à fait différent. Ainsi, si le “contrat” formel ou tacite stipule que le Maître prend entièrement possession de l’esclave comme propriété, il précise également que, si l’esclave sent qu’un ordre va nettement au-delà de ses limites, il peut faire usage d’un safeword convenu avec le Maître pour stopper immédiatement une action. De même, l’esclave peut user du safeword pour refuser un ordre qui mettrait en péril sa vie professionnelle ou son intégrité physique. La négociation des fantasmes permet toujours de fixer des limites, des frontières à ne pas dépasser.
Le “contrat” BDSM formel ou tacite a pour fonction de préciser que l’on ne se situe surtout pas dans une véritable relation de sadomasochisme au sens classique du terme. En effet, Freud définit le sadomasochisme comme le désir de faire souffrir l’objet sexuel ou le désir de se faire souffrir soi-même et considère que le sadisme est le complément du masochisme (Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle [1905], 1987). Deleuze apporte cependant une nuance en précisant que le masochisme n’est en rien le complément du sadisme. Il est pour lui inconcevable qu’un sadique accepte que la personne qu’il domine tire un quelconque plaisir de sa domination. Inversement, le véritable masochiste ne cherche pas une personne sadique. Sadique et masochiste appartiennent ainsi à deux univers différents qui ne se croisent pas (G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel, 1967). Dans l’univers BDSM, le “contrat” d’esclavage n’est qu’un simulacre dans le sens où masochisme et sadisme ne s’y rencontrent jamais à l’état pur. Les BDSMistes acceptent néanmoins, pour un temps donné, d’endosser le rôle du sadique ou celui du masochiste.
Dans une scène lorsque la soumise ou l’esclave va maîtriser, contrôler sa douleur pour entrer dans un subspace (conscience altérée), alors ce type de “sadisme” du Maître va au-delà de la relation consensuelle, elle va au delà du SSC, du RACK, elle entre dans un CNC ou un TPE. On ne peut le faire qu’avec une soumise ou esclave qui sait que le Maître peut agir ainsi et qui prend le risque de totalement lâcher prise. Le maître parlera toujours d’elle en terme de “soumise” ou “esclave” et non en terme de “masochiste”, et ce parce que son sadisme peut être simplement au niveau du châtiment corporel tolérable dans le cadre d’une relation D/s, il se situe dans une relation BDSM et non dans une relation purement SM.
Le BDSM ne doit jamais être “négateur de l’autre”. Ni le désir ni le plaisir de l’autre ne sont ignorés. Il s’agit bien plus de trouver un consensus, de délimiter un territoire où chacun des protagonistes trouvera plaisir et satisfaction. Dès lors, de quelle manière le Dominant ou Maître prend-il véritablement possession de la soumise ou esclave ?
Source : Véronique Poutrain