Vit-on un BDSM traditionnel inventé ?
Vit-on le même concept dans le BDSM que dans une baguette ? Une baguette de pain « traditionnel inventé » (ordinaire) se caractérise par une croute plus farineuse et une mie serrée, avec une tendance à s’assécher rapidement. Tandis que la baguette de tradition, va pouvoir se conserver plus longtemps, possède une mie bien aérée et une croute généralement bien croustillante.
En préambule, je dirai qu’il ne faut pas confondre culture et tradition. La culture est « cet ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme en société » (Tylor). On trouve dans cette définition deux des dimensions essentielles de la culture : « le fait culturel est universel et caractérise tout groupe social ; la culture est acquise et sa transmission fait partie intégrante du phénomène culturel » (Marie-Odile Géraud).
Lorsque je parle ici de BDSM traditionnel, je ne fais pas référence à une culture BDSM. Je n’ai pas la prétention de penser qu’il existe une culture BDSM reconnue par tous. Je pense qu’il est encore bien trop tôt, que nous n’avons pas assez de recul dans le temps et qu’il y a bien des désaccords sur les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, les droits, les coutumes… pour que je puisse affirmer qu’il existe une culture BDSM.
Ce que je nomme BDSM traditionnel, est une tradition qui vient après bien des événements, auxquels le BDSMiste se réfère et qu’il met en scène. Cette tradition vit du coup d’une mémoire longue, faite de moments forts, répétitifs, qu’il met en avant et qui vont valoir comme instituants, comme références fondatrices.
Le BDSM traditionnel se situe entre une mémoire expérimentale et des reprises historiques. « Elle se compose de déplacements et de reprises, et du coup de la régulation, explicite ou non et de forme récitative et/ou rituelle, voire même des moments, commémorative » (Pierre Gisel). On se donne un récit, un « grand récit » dirait Jean-François Lyotard, ou de plus petits récits, y compris, individuellement, des « récits de vie » ou des « récits de soi » (Judith Butler), donc de l’« identité narrative » (Paul Ricœur).
L’étiquette « traditionnel » appliquée au BDSM a le pouvoir de jeter un voile sur le passé et de l’instituer comme symboles auxquels s’identifier. Pour de nombreux anthropologues, une tradition ne doit pas être traitée comme un héritage du passé, mais comme une pratique présente, par laquelle « nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés », comme l’explique Jean Pouillon. Une tradition est, selon Gérard Lenclud, « un morceau de passé taillé à la mesure du présent ». Transmettre une tradition, c’est faire un choix présent, et comme tout choix, il est soumis à la critique, voire même des fois au stigmatisme.
Que se passe-t-il dans notre monde BDSM lorsque les traditions vivent un changement social, un changement tel, que le cadre normatif du passé n’est plus d’actualité ? Nous ne pouvons pas dire que ce cadre ne fonctionne plus, car il fonctionne toujours, preuve en est faite lors de soirée BDSM, lorsqu’on observe certaines personnes, ou certains couples.
Pourquoi penser que l’innovation est mauvaise ? Pourquoi penser qu’il faut faire un pacte avec l’innovation, ou qu’il faut renoncer aux traditions ? « Le moule du passé continue à donner forme au présent – ou est supposé le faire », écrit Eric Hobsbawm. « Tant que le changement – démographique, technologique ou autre – est suffisamment progressif pour être absorbé, par incrémentation en quelque sorte, cette absorption au sein du passé social peut prendre la forme d’une histoire mythologisée, voire ritualisée, par modification tacite du système de croyances, par « extension » du cadre, entre autres. »
Mais lorsque le changement est totalement différent voire à l’opposé des traditions, vit-on une innovation, ou réécrit-on, invente-on des traditions ? Pauline Petit écrit : « lorsque les changements sont brutaux, les sociétés peuvent répondre par l’invention de traditions, l’introduction factice de pratiques invariables qui les relient au passé, et l’utilisation de l’histoire pour légitimer l’action et comme ciment de la cohésion du groupe ».
Cette innovation dans l’invention de la tradition, puise ses ressources dans les origines du BDSM, tout en déformant les traditions passées. Dans cette innovation sociale du BDSM, il y a une distorsion, comme un bruit parasitaire qui modifie dans la passation des traditions, les principes et les valeurs de cette tradition BDSM passée.
Cette innovation des traditions emprunte au passé le terme BDSM, les pratiques, le SM ; mais, l’âme du BDSM, sa charpente, ses principes, ses valeurs, ses règles, elles, ont disparu.
On retrouve, actuellement, dans cette innovations des traditions BDSM une tradition inventée comme l’« effet pizza ». L’anthropologue Agehananda Bharati a nommé l’« effet pizza : la transformation d’un produit culturel d’un pays dans un autre… réimporté dans son pays d’origine – des traditions qui relèvent d’une forme de syncrétisme culturel au parcours géographique plus ou moins sinueux ». Il ne faut pas confondre cet « effet pizza » avec ce que l’anthropologue Alain Babadzan nomme les « raviolis à l’ancienne » et les « hamburgers classiques » qui eux ne peuvent pas prétendre au titre de traditions inventées.
Pour bien et mieux comprendre le sens de ce néologisme « tradition inventée », il faut se rappeler que la soudaine et rapide modernisation des rapports sociaux, économiques et politiques a conduit certains penseurs à parler d’« invention massive de néo-traditions ».
Dans l’histoire du BDSM, dans son passé, les traditions jouent un rôle déterminant dans notre identité, dans la légitimation de notre domination ou soumission, et la cohésion d’une communauté autour de pratiques ritualisables et de valeurs communes.
Si je reprends la pensée de l’historien Eric Hobsbawm, la différence entre les coutumes du BDSM traditionnel (ancestral) et les traditions BDSM inventées des « BDSMistes contemporains », tient moins au fait qu’elles soient fabriquées qu’au fait qu’elles relèvent de pratiques « symboliques ou rituelles » bien moins rigides, dans la mesure où elles poursuivent des objectifs souvent ludiques, fantasmagoriques et égocentrés. Comment ne pas en déduire que le lien de continuité que les « traditions inventées » entretiennent avec le passé est très largement fictif ?
« En bref, ce sont des réponses à de nouvelles situations qui prennent la forme d’une référence à d’anciennes situations, ou qui construisent leur propre passé par une répétition qui est presque de rigueur. C’est le contraste entre le changement permanent, l’innovation du monde moderne et la tentative de structurer au moins certaines parties de la vie sociale comme immuables et invariantes, qui rend ‘l’invention de la tradition’ si intéressante pour les historiens des deux derniers siècles. » Eric Hobsbawm
Le lien entre le BDSM traditionnel et les traditions BDSM inventées relèvent plus de l’illusion que de la réalité. Cette illusion qui autorise l’utilisation du passé à des fins uniquement égocentrique. Il n’y a qu’à voir la force que mettent certains dans la rejection du BDSM traditionnel, pour se tourner vers une tradition inventée dans laquelle il n’y aurait que du sexe et des jeux SM. C’est bien là qu’on peut voir en quoi les usages que certains BDSMistes peuvent faire du passé peuvent s’écarter des traditions historiques.
« L’invention des traditions est un processus que l’on retrouve dans tous les mouvements à caractère identitaire, qu’ils soient nationaux, communautaires ou régionalistes » explique Eric Hobsbawm.
Est-ce qu’un des rôles majeurs des traditions inventées ne serait-il pas dans la stigmatisation d’un BDSM traditionnel ? Cette stigmatisation, permettrait-elle d’alimenter des formes de résistance contre une pseudo domination d’un pouvoir centralisé par un modèle traditionnel ancestral ?