Qu’est-ce que le care ?
On parle beaucoup de l’aftercare dans le BDSM, mais qu’est ce que le care ?
La notion de care est apparue en France suite à une déclaration de Martine Aubry : ”il faut passer d’une société individualiste à une société du care…”
Le care désigne à la fois la sollicitude à l’égard d’autrui et les soins qu’on lui donne, le care permet d’appréhender une dimension de la vie humaine cardinale mais qui manque encore cruellement de reconnaissance : le souci des autres. L’objectif du care est de favoriser les relations avec et pour autrui. Sous la forme négative “I don’t care”, il indique une indifférence, un refus de responsabilité : je m’en fiche, ça ne me concerne pas ! il est donc impossible de traduire en français, car il n’a pas de définition, cela traduit un concept.
Le care est un travail. Ce n’est pas penser à l’autre, se soucier de lui de façon intellectuelle ou même affective, ce n’est même pas nécessairement l’aimer, du moins en première intention, c’est faire quelque chose, c’est produire un certain travail qui participe directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre. L’éthique du care, c’est-à-dire l’aptitude à se soucier des autres, se constitue dans l’expérience concrète des activités de service en rapport avec le soin des autres, à commencer par le travail domestique.
Les théories et philosophies du care trouvent leur origine dans une étude en 1982 aux Etats-Unis. D’après une enquête de philosophie morale, les critères de décisions morales ne sont pas les mêmes entre les hommes et les femmes. Les hommes privilégient une logique de calcul et la référence aux droits. Les femmes préfèrent la valeur de la relation, en fonction de ce qui confortent les relations interpersonnelles, les interactions sociales.
La nouvelle définition du care devient donc : capacité à prendre soin d’autrui.
Joan Tronto1, philosophe américain définit le care : “Activité caractéristique de l’espèce humaine, qui recouvre tout ce que nous faisons dans le but de maintenir, de perpétuer et de réparer notre monde, afin que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos personnes et notre environnement, tout ce que nous cherchons à relier en un réseau complexe en soutien à la vie.”
Selon les théories du care, celui-ci est présenté soit comme une disposition, une aptitude ou soit comme une activité, voire les deux simultanément.
Dans le BDSM ou les cordes, la disposition, l’aptitude est une vertu morale qui vient cultiver une disposition naturelle à être. L’activité dans le BDSM ou les cordes, est une compétence, un savoir-faire. Quant aux deux simultanéments, c’est l’indiscociation de la vertu et de la compétence. Un sentiment moral qui se met dans les actes.
On pourrait appeler le care qui articule vertu morale et activité par sagesse pratique. C’est l’intelligence des situations particulières, la réponse adéquate, l’adaptation au contexte, c’est donc l’adaptabilité et l’observabilité.
Joan Tronto présente quatres phases du care, auxquelles correspondent quatre qualités morales spécifiques :
- Le caring about (se soucier de)
Une constatation de l’existence d’un besoin, de reconnaître la nécessité d’y répondre et d’évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. Le care implique ici à la fois l’engagement de la perception (constater) et l’intelligence pratique (évaluer). Au caring about correspond la disposition de l’attention. - le taking care of (prendre en charge)
C’est assumé une responsabilité par rapport à ce qui a été constaté. la responsabilité ici est entendue comme une forme d’efficacité. Le taking care of est un ensemble de moyens que l’on ne déploiera que si l’on est assuré de la fin, il n’y a pas de place pour l’incertitude. C’est dans l’indétermination qu’il faut que l’on se décide. - Le care giving (prendre soin)
C’est la rencontre directe d’autrui à travers son besoin. On retrouve ici la dimension de singularité du soin, singularité des personnes et de la situation, et plus directement la dimension relationnelle vers quoi converge le soin. L’importance de cette dimension se manifeste en effet dans l’absence, ou la réduction des intermédiaires. Au care giving correspond la qualité morale de la compétence, il ne suffit pas de d’entrée en relation avec autrui, il est nécessaire de lui procurer efficacement ce qui pourvoit à ses besoins. - Le care receiving (recevoir le soin)
C’est reconnaître la manière dont celui qui le reçoit réagit au soin, la seule manière de savoir si une réponse a été apportée au besoin, de voir si le soin a produit un résultat. Cela permet une évaluation de l’ensemble du processus de soin. On peut ici voir la dimension de la réciprocité dans la relation du soin. Celui qui donne le soin a besoin de la réponse de l’autre.
On sait que la compétence dans le BDSM ou dans les cordes, se développe aussi par la pratique. Néanmoins, la répétition ne suffit pas : la vertu morale s’acquiert encore par imitation de l’Homme moral.
L’attention est la première étape du processus du care, si le/la Top/Dom/Maitre(sse) n’est pas attentifs aux besoins du/de la bottom/esclave/soumis(e), il/elle lui est impossible d’y répondre. Sans sensibilité, il ne peut avoir de l’attention.
L’empathie joue un rôle dans la prise de conscience d’un soi vulnérable. Il faut prendre conscience que si le/la bottom/esclave/soumis(e) a besoin du/de la Top/Dom/Maitre(sse), Il/Elle a besoin du/de la bottom/esclave/soumis(e), on ne peut pas être préoccupé que par soi. Emmanuel Lévinas2 dans sa phénoménologie de la relation éthique à autrui explique : “autrui surgit dans mon existence “comme un voleur”. Dès lors, que je ne peux plus faire semblant, je ne peux plus croire que je suis “seul au soleil”. C’est cela qui me fait “otage de cet autrui dont la réalité me hante.”
Pour avoir de l’attention, il faut aussi avoir une capacité morale à percevoir la vulnérabilité. C’est une perception émotionnelle, l’attention ouvre donc la porte aux affects, aux sentiments moraux.
La responsabilité à son rôle aussi. Dans le sens de E. Lévinas, l’existence du bottom/esclave/soumis(e) oblige à la responsabilité, non pas de faire comme si il/elle n’existait pas, mais à orienter la vie non en fonction du/de la Top/Dom/Maitre(sse), mais en fonction du/de la bottom/esclave/soumis(e). L’origine de la responsabilité n’est pas en le/la Top/Dom/Maitre(sse), mais en le/la bottom/esclave/soumis(e), dans le fait de son existence vulnérable.
La compétence permet de passer du désir à la réalité. Elle rend possible l’adéquation de la réponse à la demande. L’intention de soucier du bottom/esclave/soumis(e) ne permettant pas de définir un comportement moral. La sollicitude peut s’avérer inadéquate, le soin peut ne pas répondre ou mal répondre au besoin. Il est moralement nécessaire que l’activité réussisse. J. Tronto montre qu’il y a une obligation morale de se préoccuper des conséquences ou du résultat finale de l’activité du care.
L’attitude, la manière dont sont vécus les actes du “prendre soin” contribue à faire du care une activité morale. La technique maîtrisée, l’acte efficace peuvent en effet être relationnellement inadéquats. Il faut prendre en compte “l’estime de soi”. Il faut être capable de décrypter les effets du “prendre soin” sur l’estime de soi du/de la bottom/esclave/soumis(e).
Le/la bottom/esclave/soumis(e) n’est pas simplement un objet de soin, il en est en même temps le sujet. Il n’y a pas que sa vulnérabilité qui est en jeu, il y a aussi son autonomie. Il faut comprendre dans le besoin du/de la bottom/esclave/soumis(e) ce qui est au delà des mots, déchiffrer les non-dits et le non-verbale.
Ceux qui ont besoin de soin sont vulnérables et interdépendants. J. Tronto exprime : “Au cours de notre vie, chacun de nous passe par des degrés variables de dépendance et d’indépendance, d’autonomie et de vulnérabilité”. Celui qui donne le soin, se trouve lui aussi en situation de vulnérabilité dans la relation elle-même, il s’expose à une mécompréhension, une mauvaise évaluation, à l’erreur…
Celui qui perçoit le besoin est appelé à y répondre. Celui qui reçoit le soin est amené à l’évaluer. Sans oublier que c’est à force d’erreurs, d’inadéquations corrigées… que la réponse s’affinera. C’est bien celui qui reçoit le care qui guide, qui évalue, qui reste le maître du soin donné. Il faut se laisser instruire par celui à qui est prodigué le soin. La compréhension s’affine, la compétence s’ajuste au contact de celui qui, d’objet, devient sujet du soin. Se centrer sur le/la bottom/esclave/soumis(e) plutôt que sur le soin lui-même renforce la qualité de la relation.
Le care permet de redonner une place à la vulnérabilité dans le lien social, alors que le libéralisme l’exclut. Intégrer sa propre vulnérabilité, c’est apprendre un care qui doute, qui ne se satisfait pas d’apparentes évidences, qui sait que l’adéquation de la réponse demande de l’adaptation et du tâtonnement.
Contrairement à l’idée, au cliché que se font certains, le care ne consiste pas au maternage ou au paternalisme, prendre soin ne consiste pas à laisser le sujet passif. Prendre soin ne se résume pas à donner, mais cherche à solliciter la participation. Le care est une relation entre deux acteurs (le/la Top/Dom/Maitre(sse) et le/la bottom/esclave/soumis(e)) et non entre un sujet actif et un sujet passif (patient).
Le care BDSM : un travail invisible !
On peut définir le travail du care BDSM par : l’ensemble des activités, pratiques qui répondent aux exigences caractérisant les relations de dépendance. Tout travail est peu visible, mais le travail du care l’est encore moins. Il faut savoir anticiper sur la demande du/de la bottom/esclave/soumis(e) et dissimuler les efforts et le travail accompli pour parvenir au résultat souhaité. Il est nécessaire, voire indispensable, de comprendre le/la bottom/esclave/soumis(e). Les capacités et compétences du/de la Top/Dom/Maître(sse) sont discrets, au sens où ils doivent être mobilisés sans attirer l’attention. De cela, il est facile de comprendre que le travail du care BDSM se voit avant tout quand il est raté, non fini ou pas fait. L’amour n’est pas premier dans le travail du care BDSM, il apparaît plutôt comme une défense psychologique pour “tenir”, une modalité de survie, d’orgueil psychique dans une situation particulière. Il faut distinguer clairement le travail du care BDSM de l’amour, ce qui fait la situation particulière peut finir par devenir psychologiquement insupportable pour ceux qui regardent, pour les spectateurs.
Les bottoms/esclaves/soumis(es) peuvent paraître inexistants et/où dépersonnalisés : les pseudo, les styles vestimentaires (voire l’absence de vêtements), le fétishisme, le moindre manquement à une règle appelle à une punition, on parle devant eux comme s’ils étaient absents. Ils peuvent aussi paraître isolés. On trouve en conséquence aussi beaucoup de provocation de la part des bottoms/esclaves/soumis(es). La force de cette provocation serait due l’inexistence, où au besoin d’existence de la personne bottom/esclave/soumis(e) aux yeux de son/sa Top/Dom/maîtres(se). Cette provocation cache une vive culpabilité, la culpabilité de ne pas être à la hauteur de l’attente du/de la Top/Dom/maîtres(se). Une forme de provocation passionnée. Derrière cette provocation se cache aussi un certain niveau d’agressivité. Ce niveau d’agressivité est requis pour tenir et supporter les ressentis du travail de la séance, de la scène. Avec cette provocation, on peut voir aussi une certaine instabilité de la personne bottom/esclave/soumis(e). Cette instabilité et cette provocation auraient une fonction psychologique défensive. Le ressentiment est issu de la condition de bottom/esclave/soumis(e), c’est-à-dire à l’asymétrie entre les positions dominants et dominé…
Il y a une autre dimension, celle de la relation du corps de l’autre. Cette relation renvoie à un autre type d’asymétrie, où plutôt un conflit entre les positions de dépendance et d’autonomie. S’occuper du/de la bottom/esclave/soumis(e), c’est se confronter à ses besoins et à sa dépendance. Les Tops/Dom/maîtres(ses) sont exposés au désir, au propre corps érogène des bottoms/esclaves/soumis(es), cela engendre, suscite une excitation et/ou une ambivalence. La collégialité, la communication, la coopération entre pairs permet de rompre l’isolement et de surmonter le ressentiment ou l’ambivalence. Dans ces échanges, chacun(e) s’ingénie à dédramatiser les situations vécues en déployant des prouesses d’inventivité et de fantaisie pour trouver de quoi rendre l’instant amusant ou cocasse.
Ces situations, ces provocations, ces ambivalences sont très anxiogènes. Pour limiter cette anxiété, le recours à l’humour est utilisé, un humour basé sur la “moquerie”, faiblesse d’autrui voire d’eux-mêmes. Ce double jeu “dérision/autodérision” permet d’accepter bien des choses. Cet équilibre qui semble stable, mais qui en fait est un équilibre instable, n’est pas naturel, c’est le fruit d’un effort. Or cet effort peut être à tout moment anéanti par de mauvaises décisions.
Tous ces liens, ces connexions, ces échanges, ces communications, ces relations ne peuvent se faire sans, à un certain moment donné d’en rire, ce qui constitue une éthique. Une éthique qui place en son coeur la reconnaissance de la vulnérabilité, sans que ne soit jamais évacuées les ambiguïtés de l’affectivité. Une éthique fondée sur la reconnaissance de l’instabilité, du déséquilibre, de l’ambivalence… des expériences vécues.
Ce travail du care BDSM expose, faire renaître, ressurgir ce que la personne bottom/esclave/soumis(e) a cherché à enfouir, à dissimuler : ses angoisses, ses peurs, ses démons, son passé… Ce travail sur le care BDSM se doit pourtant de déstabiliser les barrières, les frontières du non-dit.
L’équilibre que génère ce care BDSM dépend de la souplesse psychique du Top/Dom/Maître(sse), de sa capacité à garder une bonne distance (le respect étant une distance, aussi bien physique qu’orale ou mentale), ni trop près, ni trop loin, ni abusif, ni indifférent.
1 Joan Tronto, Un monde vulnérable pour une politique du care, Editions la découverte, 2009. retour
2 Emmanuel Lévinas (1906-1995), Ethique et infini, 1982. retour
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