
BDSM et intentionnalité
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, j’aborde l’intention, l’intentionnalité par une philosophie (dans le sens « amour de la sagesse ») du réel, du vécu selon mon expérience et non par une philosophie démonstrative et rhétorique.
Le BDSM, incluant des pratiques comme le shibari (l’art du bondage japonais), peut-il être envisagé comme une forme d’art à part entière, ou n’est-ce “que” du jeu de rôle érotique répétant des fantasmes prédéfinis ? La question de l’intentionnalité est centrale dans ce débat. En philosophie de l’art, l’intentionnalité renvoie à la présence d’une volonté créatrice ou d’un sens voulu derrière une œuvre.
L’intention, qu’elle soit explicite ou diffuse, influe-t-elle sur la perception du BDSM comme art ou comme expression relationnelle ? Comment peut-on définir l’art ?
L’art est une activité créatrice, individuelle ou collective, qui consiste à façonner des formes, des gestes, des sons, des récits ou des expériences en leur conférant une intention symbolique : exprimer, questionner ou partager une vision du monde et, ce faisant, susciter chez autrui émotion, réflexion ou émerveillement. Autrement dit, l’art surgit quand un dispositif (matière, corps, image, performance, texte, son, etc.) est investi d’un sens qui dépasse sa fonction utilitaire pour devenir un langage sensible, ouvert à l’interprétation et au dialogue.
D’aucuns considèrent le BDSM et les Cordes comme de véritables arts vivants, où les corps en interaction forment la scène et où chaque geste est porteur de signification. D’autres, au contraire, n’y voient qu’une activité récréative ou fétichiste, répétant des scripts érotiques sans profondeur créative.
Qu’est-ce qui fait la différence entre une scène BDSM perçue comme artistique et une qui ne l’est pas ? L’intentionnalité des participants joue un rôle clé.
Lorsque les BDSMistes conçoivent leur scène avec une intention claire, qu’elle soit esthétique, narrative ou émotionnelle, l’expérience tend à s’élever au rang d’une performance artistique ou d’une expression authentique. Par exemple, dans le shibari, chaque nœud et chaque motif de Corde peut raconter une histoire et susciter des émotions. Un nawashi (Maître des Cordes) décrit souvent sa pratique comme une chorégraphie intime : le corps humain devient une toile vivante, et chaque corde, posée avec soin, est comparable au coup de pinceau d’un peintre. Une Corde élaborée dans cet esprit, choix délibéré des cordes, esthétique des figures, progression réfléchie, témoigne d’une volonté de créer du beau, du signifiant et/ou de l’émotion, au-delà de la simple contrainte physique.
En revanche, une session réalisée machinalement, sans objectif autre que la stimulation brute ou la reproduction d’une scène vue ailleurs ou apprise, pourra sembler creuse ou clichée. Sans intention partagée, la scène risque d’être perçue comme un enchaînement automatique de gestes fétichistes, dépourvu de la touche personnelle qui fait la force expressive d’une performance.
On peut se demander s’il faut absolument une intention “pure” et explicitement formulée pour qu’il y ait art ? Peut-on envisager que, dans le BDSM, l’émotion, le sens et l’esthétique émergent parfois de façon indirecte, via un tissu d’influences, de dialogues et de complicités implicites plutôt que d’une intention unique ?
La culture BDSM fournit un contexte riche de codes et d’archétypes qui imprègnent chaque scène d’une signification potentielle. Les pratiquants apportent avec eux leur philosophie, leurs fantasmes, leur imaginaire érotique, leurs références (parfois issues de films, de livres, d’images), ce qui fait qu’aucune interaction n’est vraiment “neutre” ou dépourvue de sens. L’intentionnalité peut donc être diffuse ou partagée : elle se loge dans la dynamique même de l’échange, dans le non-verbal, ou dans l’ambiance créée. On pourrait parler d’intentionnalité dialogique ici aussi : c’est l’alchimie entre deux volontés, deux sensibilités, qui engendre l’expérience esthétique et émotionnelle de la scène BDSM.
Le BDSM, est-il porteur de sens ?
Si le BDSM est porteur de sens, c’est qu’il mobilise de multiples langages à la fois, symbolique, corporel, émotionnel, social, pour tisser une trame de significations. Ces différentes dimensions s’entrelacent durant une scène, faisant du BDSM bien plus qu’une simple sensation physique : une véritable expérience expressive globale.
- Sur le plan symbolique
Le BDSM recourt abondamment aux signes et aux métaphores. Les objets, les rôles, les rituels utilisés sont lourdement investis de sens. Le collier, par exemple, est communément reconnu comme le symbole par excellence du lien de domination/soumission. Le simple fait de “porter le collier” peut signifier l’engagement d’une soumise envers son Maître, tout comme un anneau signifierait un mariage, c’est un geste intentionnel qui transforme un objet en message. De même, la fessée rituelle, la bougie allumée, la cage dorée ou le titre de “Maître ” sont autant de symboles qui, dans le contexte BDSM, prennent un sens spécifique convenu dans une relation ou au sein de la communauté. On manipule des symboles culturels pour en faire une matière à émotion et à connexion.
- Sur le plan corporel
Le corps n’est pas qu’un récepteur passif de sensations : il devient medium d’expression. Les postures imposées ou adoptées, les marques éphémères laissées sur la peau par la corde ou la cravache, la danse des corps en tension – tout cela communique quelque chose. Un corps dans une Corde en suspension complexe peut évoquer tour à tour la vulnérabilité, la transcendance, ou la beauté dans l’abandon.
- Sur le plan émotionnel
Le BDSM génère un éventail d’états intérieurs intenses, qui font partie intégrante de son sens. La peur délicieuse ressentie par la soumise, la montée d’adrénaline et ensuite le soulagement, les sensations de “subspace” et de “top-space” (ces états altérés de conscience évoqués par les pratiquants), confèrent à la scène une profondeur vécue qui dépasse le simple plaisir physique. Une scène BDSM bien menée peut provoquer une catharsis, une libération émotionnelle ou au contraire une montée en puissance de l’estime de soi. Par exemple, une personne qui revivrait symboliquement une situation de vulnérabilité dans un contexte maîtrisé pourrait en ressortir avec un sentiment de réappropriation de soi.
Ces émotions ne sont pas de simples sous-produits : elles sont souvent recherchées consciemment. De fait, beaucoup de BDSMistes affirment que BDSM et développement personnel ne sont pas antinomiques, certains parlant même de dimension curative ou spirituelle de ces pratiques. Sans aller forcément jusque-là, on peut au moins constater que l’émotion ressentie et partagée dans le BDSM donne du sens à l’expérience : la joie d’avoir fait plaisir à l’autre, la fierté d’avoir surmonté la douleur ou offert sa confiance, la connivence ressentie dans un jeu de rôle abouti, sont des éléments intangibles qui font la richesse de la scène.
En Occident, le BDSM a longtemps été relégué au domaine du caché, du honteux, du nocturne, pratiqué hors de vue, dans des pièces closes, à l’abri des regards. Mais dès qu’il est “sorti à la lumière”, exhibé fièrement comme une discipline artistique, le regard change. Au sein même de la communauté BDSM, le regard social importe : il y a un patrimoine de pratiques, un jargon, une étiquette, qui font que chaque scène s’inscrit dans une histoire collective.
En somme, les pratiques BDSM sont multilayers : elles parlent avec des symboles, avec le corps, avec les émotions, et dans un contexte social donné. C’est de cette riche superposition que naît le sens, un sens qui peut être tout aussi puissant et sincère que celui généré par une œuvre d’art traditionnelle.
Malgré cette richesse potentielle, le BDSM, surtout vu de l’extérieur, n’échappe pas aux critiques. Trois reproches reviennent fréquemment : la fétichisation, la répétition de scripts et l’absence supposée de profondeur
Ces critiques méritent d’être entendues, car elles mettent en garde contre des dérives possibles. Cependant, elles font souvent abstraction de tout ce qui se passe en coulisses d’une scène BDSM, là où justement réside l’intentionnalité, parfois discrète, mais bien présente, des acteurs de cette scène.
Comment y répondre ? En montrant que pour certains pratiquants, c’est loin d’être un pur fétichisme mécanique ou un jeu stérile ? Pour eux, le BDSM est pétri d’intentions médiées et de conscience réflexive, à chaque étape : dans le dialogue préparatoire, dans la ritualisation de l’action, et dans l’interprétation qu’ils en font.
Le dialogue
Bien avant qu’un fouet claque ou qu’une corde enlace, le BDSM commence par des mots, par une communication. Cette phase de communication et de négociation est fondamentale. Ce consentement négocié est en lui-même porteur d’intention. De plus, ce dialogue se poursuit tacitement pendant la scène : par des regards, des mots doux ou ordres brefs échangés, le Maître ajuste en temps réel l’intensité et la direction de son interaction. C’est pourquoi on peut parler d’intentionnalité dialogique : le “sens” de ce qui se passe est co-construit par les deux parties, dans un va-et-vient constant. Même soumise et attachée, la soumise exprime quelque chose (par son corps, ses réactions) qui guide le Maître ; lui à son tour module son action en fonction de ce feedback. Cette boucle de rétroaction est comparable à un musicien de jazz improvisant en duo : chacun donne une impulsion et réagit à l’autre, créant une œuvre commune éphémère. Le résultat est qu’une scène BDSM, même très codifiée a priori, est en fait pleine de micro-ajustements intentionnels, qui la rendent vivante et signifiante pour ceux qui la vivent.
- La ritualisation
Plutôt que de voir les rituels comme des routines vides, on peut les envisager comme des structures porteuses de sens. Les rituels BDSM peuvent être très simples. Par exemple, toujours commencer une session par un certain geste (mettre un collier, prononcer une formule, jouer une musique particulière) et la terminer par un autre (un câlin enroulé dans une couverture, le retrait cérémonial du collier, etc.). Ces codes créent un “espace de scène” délimité, un peu comme le lever et le baisser de rideau au théâtre. Psychologiquement, cela opère une distanciation vis-à-vis de la réalité ordinaire : on entre dans un espace-temps autre, régi par d’autres règles, où l’on peut être quelqu’un d’autre.
Ce “dispositif de distanciation” permet aux BDSMistes de se livrer à des actes potentiellement extrêmes (douleur, humiliation symbolique, etc.) sans jamais perdre de vue qu’il s’agit d’une scène consentie et contrôlée. C’est exactement comme dans un rituel initiatique ou une pièce de théâtre : on vit intensément l’instant, mais grâce au rituel on sait qu’on est dans un cadre protégé, ce qui libère l’expression. L’effet Brechtien (effet de distanciation) n’est pas de refroidir l’émotion, mais de la canaliser en évitant la confusion avec la réalité littérale. Dans un club BDSM, par exemple, le port de tenues spécifiques, l’emploi de pseudonymes, ou le cérémonial qui précède certaines pratiques (comme présenter les instruments, demander la permission avant de commencer) servent à sacraliser l’échange. On crée ce que les sociologues appellent un “espace potentiel” où l’ordinaire est suspendu.
En ritualisant, on donne au final plus de poids à l’intention : chaque acte accompli dans le rituel est signifié par le rituel lui-même (par exemple, un coup de fouet donné après la phrase rituelle “Merci Maître, puis-je avoir un autre ? ” prend la signification convenue de “purification” ou “cadeau”, et non d’agression). Ainsi, la ritualisation est un vecteur d’intentionnalité partagée : elle transforme des gestes bruts en un langage commun.
- L’interprétation et la réflexion sur la scène
Le BDSM ne s’arrête pas quand la Corde est dénouée ou que la fessée cesse. Une composante cruciale, qu’on appelle souvent aftercare (soins après-coup), consiste à sortir du rôle et à réfléchir sur ce qui vient d’être vécu. C’est le moment où le Maître et la soumise échangent à nouveau en personnes réelles, se prodiguent des soins (câlins, paroles rassurantes, pansement si nécessaire), et partagent leurs ressentis.
Cet étayage émotionnel fait partie intégrante de la pratique : il permet de donner du sens a posteriori. Ce qui aurait pu passer pour de la simple brutalité devient, au travers du regard rétrospectif, un acte de confiance, de connaissance de soi, voire d’amour.
- Le debriefing
Après une scène va leur permettre de discuter de ce qu’ils ont aimé, de ce que telle action a représenté pour eux, etc. Ce processus d’interprétation se fait à deux niveaux. Le premier, entre le Maître et la soumise, le second avec ceux qui ont assisté à la scène.
L’audience, lorsqu’il y a eu un public qui a assisté à la scène joue aussi un rôle. Le regard du public est le second niveau d’interprétation : il peut y avoir un échange après coup, des applaudissements, des retours. Tout cela contribue à ancrer l’idée que quelque chose de signifiant s’est déroulé, et pas juste un défoulement vide. Même au sein de la communauté, on échange des récits, on lit des témoignages ou on regarde des photos/vidéos de performances BDSM avec un œil qui cherche du sens (esthétique, émotionnel, etc.). Cet exercice de réflexion collective est important, en analysant et en verbalisant, le Maître et la soumise montrent qu’ils savent très bien ce qu’ils font et pourquoi ils le font, ce qui est la marque d’une intentionnalité présente, même si celle-ci prend des chemins détournés.
Ainsi, le dialogue, à travers le rituel, l’interprétation et la réflexion, et le debriefing sont trois piliers par lesquels l’intentionnel s’insinue partout dans le BDSM, sans forcément être ostentatoire. Cela répond point par point aux critiques.
Conclusion
Le Maître est l’unique dépositaire d’une intention claire. Il peut faire naître le sens d’un dispositif d’interactions intentionnelles. Le BDSM est une co-création où l’“œuvre” (la scène vécue) émerge de la rencontre de plusieurs volontés et d’un contexte culturel. L’intentionnalité est diffuse mais bien réelle, et elle garantit que le BDSM, lorsqu’il est pratiqué avec conscience, soit effectivement une forme d’expression riche, et non un simple rituel creux.
Il est important d’aller vers cette dimension intentionnelle et signifiante du BDSM, c’est une pratique complexe et enrichissante. Ce n’est pas un simulacre vide : c’est un terrain d’expérimentation humaine où l’on peut autant trouver du plaisir que se découvrir soi-même, où l’on peut autant créer du beau (un beau parfois étrange ou dérangeant) que renforcer un lien de confiance avec un partenaire.
En éclairant le BDSM à la lumière de l’intentionnalité philosophique, on comprend mieux pourquoi tant de BDSMistes parlent d’art de la Corde, d’art de la Maîtrise : ces formules ne sont pas usurpées, car il y a bien une élaboration et une interprétation à l’œuvre, même si l’atelier du créateur est ici une chambre obscure et que la toile est un corps consentant. Le BDSM, art éphémère du vécu, nous rappelle que l’expression artistique peut prendre des chemins inattendus, ceux de la chair, du risque et du rituel, pour peu qu’une intention, fusse-elle tacite, vienne l’animer et lui donner sens. On pourrait parler de poésie intentionnelle, car c’est elle qui fait de ce moment plus qu’un fantasme exécuté, mais un véritable acte créatif et relationnel, unique en son genre.