Le Japon à l’époque d’Edo
Pratiquement inconnu des Européens jusqu’en 1542, l’archipel japonais nourrit dès les premiers siècles de notre ère une société complexe et évoluée. Son histoire est pourtant très similaire à celle des États européens. Ainsi la société japonaise est-elle la seule, en dehors de l’Europe, à avoir connu une féodalité. C’est ainsi que se forme au XIIe siècle une féodalité assise sur des fiefs héréditaires et une classe guerrière.
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Époque d’Asuka
Aux VIe et VIIe siècles (qui correspondent en Occident à l’époque mérovingienne) se met en place une aristocratie sous l’autorité nominale de l’empereur ou Tennô (souverain céleste du Pays du Soleil levant). C’est l’époque d’Asuka, du nom de la résidence impériale. Elle marque l’entrée effective du Japon dans l’Histoire.
Par le biais d’échanges commerciaux et de guerres, sous la direction du clan Soga, les Japonais de cette époque bénéficient de l’apport civilisateur de la Chine et de la Corée proches. Ils accueillent le bouddhisme, qui devient religion d’État en 594 et s’additionne au shintoïsme sans le combattre. Avec le bouddhisme, la crémation supplante l’inhumation comme rituel funéraire, mettant fin à l’art des haniwa.
- Époque de Nara
En 710, l’impératrice Gemmyo rompt avec la tradition selon laquelle chaque nouvel empereur établissait une capitale différente des précédentes. Elle installe sa capitale à Nara, au sud de la grande île d’Honshu. En cette époque de Nara naît la littérature japonaise.
- Époque d’Heian
En 794, l’empereur Kammu déplace sa résidence à Heian (plus tard Kyoto, siège de la cour impériale jusqu’en 1868). Là s’épanouit la vie de cour. Le pouvoir est très vite monopolisé par la famille des Fujiwara qui s’octroient la charge de kampaku (régent) et marient leurs filles aux empereurs. Habiles administrateurs, les Fujiwara préservent une paix relative dans l’ère de peuplement nippon.
Féodalité façon japonaise
Au tournant du XIIe siècle, l’État nippon est encore pour l’essentiel confiné dans la province du Shinkansen, au sud de la grande île de Honshu (ou Hondo), sur les bords de la mer Intérieure. Il entame alors son expansion vers les terres sauvages du nord de l’île. Dans les régions frontalières se dresse une noblesse guerrière de type féodal.
C’est ainsi qu’à côté des splendeurs de la cour se développe la caste des guerriers (bushi), appelés samouraïs (serviteurs) dans la langue populaire. En 1192, un chef prestigieux du nom de Minamoto no Yoritomo impose un gouvernement militaire parallèle à celui de l’empereur. C’est le bakufu (gouvernement de la tente). Son siège est fixé à Kamakura.
Yoritomo obtient le titre de shôgun1. Il assume la réalité du pouvoir au détriment de l’empereur, cantonné à Kyoto. Un premier code (bushido2) fixe de façon très rigoureuse les devoirs des guerriers et des serviteurs du shôgun. Ainsi naît la féodalité japonaise.
Révolution politique
Dans le même temps où il s’ouvre à la Chine et à l’Occident, le Japon se disloque sous la poussée des daimyo, environ 250 seigneurs héréditaires qui se partagent l’essentiel du territoire et se font des guerres incessantes.
Le pays est à ce point divisé qu’il est surnommé Sengoku (pays en guerre). Il va être réunifié sous l’action de trois chefs de guerre successifs :
- Oba Nobunaga (1573-1582)
Le premier, Oba Nobunaga (39 ans), renverse en 1573 le shôgun Ashikaga, autrement dit le maire du palais qui administre le pays au nom de l’empereur. Nobunaga devient dictateur (gondaïnagon), combat les sectes bouddhistes militaires et soumet les grands seigneurs féodaux des régions centrales, les daimyo. Les guerres privées se raréfient.
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Toyotomi Hideyoshi (1582-1598)
Toyotomi Hideyoshi (46 ans), lieutenant de Nobunaga, poursuit l’œuvre unificatrice de ce dernier et soumet les féodaux. Il tente même de conquérir la Corée.
En vue de stabiliser le pays, il promulgue deux édits, l’un pour interdire à toute personne n’appartenant pas à la classe militaire de porter des armes, l’autre pour interdire aux paysans de changer de métier.
Il fait construire à la fin du XVIe siècle un millier de châteaux-forts pour quadriller le pays utile , surveiller les villes et contenir l’anarchie féodale. De ces châteaux, construits en bois pour résister aux séismes, il ne reste cependant que des gravures.
À la veille de sa mort, en 1598, il demande à ses cinq principaux vassaux de prêter serment de loyauté à son fils qui n’est encore qu’un enfant.
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Ieyasu Tokugawa (1600-1616)
C’est finalement l’un de ces vassaux, Ieyasu Tokugawa (58 ans), ancien lieutenant de Nobunaga, qui emporte la mise.
Il s’approprie le pouvoir et défait ses adversaires les 20 et 21 octobre 1600, à Sekigahara, dans une grande bataille qui met aux prises près de 200.000 hommes. C’en est fini des guerres entre seigneurs daimyo.
En 1603, Tokugawa Ieyasu rétablit le shogunat. Il établit le nouveau bakufu (gouvernement shogunal) à Edo (aujourd’hui Tokyo). Ainsi s’ouvre l’ère d’Edo ou ère Tokugawa.
En 1615, il promulgue un code en 17 articles consignant l’empereur à un unique rôle culturel. L’empereur ne conserve pour sa part qu’une fonction symbolique et religieuse, en qualité de descendant de la déesse Amaterasu3, selon la religion nationale (shintoïsme). Le shogun monopolise l’ensemble des pouvoirs et sphères d’influence. Pour juguler la puissance des daimyos, grands seigneurs, le shogunat exerce un contrôle par la sankin kôtai, entrée en vigueur dès 1635. Celle-ci contraint les daimyos à une résidence alternée entre Edo, où est installée leur famille, et leurs fiefs. Les daimyo conservent l’autorité dans leur fief mais doivent se rendre à Edo tous les deux ans pour rappeler leur allégeance au shôgun. Les coûts engendrés par la sankin Kôtai, à la charge des seigneurs, ont raison d’éventuelles velléités belliqueuses.
Par ailleurs, le maintien d’un ordre stable dans tout le pays passe également par une refonte sociale. Le gouvernement divise la population en quatre classes sociales rigides : les guerriers « bushi » (shogun, daimyos et samouraïs), les paysans « nōmin », les artisans « kôgyô » et les marchands « shônin ». Le reste de la population échappe à la codification, mais pas au contrôle shogunal.
L’instruction progresse et le Japon peut se flatter d’avoir au moins une moitié d’adultes alphabétisés au début du XIXe siècle, soit au moins autant que dans les pays les plus avancés d’Occident.
En dépit de la pauvreté endémique et des catastrophes récurrentes, comme l’incendie d’Edo en 1657 (100.000 victimes) et l’éruption du mont Fuji en 1707, les villes se développent rapidement. Au XVIIIe siècle, Edo (Tokyo) est déjà l’une des plus grandes villes du monde avec 700.000 habitants. Mais il s’agit avant tout d’une ville administrative, une « ville de célibataires » avec une exceptionnelle concentration de samouraïs.
Les arts fleurissent à Edo, au sein d’une bourgeoisie prospère et hédoniste, qui s’enrichit sur le dos des grands seigneurs, les daimyo, astreints à des dépenses de représentation colossales.
Cette bourgeoisie, qui apprécie peu le théâtre classique nô, suscite la naissance d’une nouvelle forme théâtrale plus populaire, le kabuki. Le Kabuki est créé par Izumo no Okuni, prêtresse shinto en 1603. Cet art théâtral devient très vite à la mode. Les citadins d’Edo y trouvent amusement et délassement tout comme dans les maisons de thés, les restaurants et les maisons de plaisirs du quartier réservé, le Shin-Yoshiwara. Les mœurs et les modes de la nouvelle classe bourgeoise d’Edo deviennent les sujets de prédilection des estampes ukiyo-e. Elle savoure aussi les estampes issues d’un antique procédé d’impression xylographique. Elles reflètent leur mode de vie paisible et savoureux, avec belles courtisanes et paysages harmonieux.
Ces estampes mettent en valeur et idéalisent la beauté et la délicatesse des femmes, des paysages et de la vie. Elles soulignent aussi leur extrême fragilité, en conformité avec la mentalité bouddhiste. Les Japonais les appellent avec justesse « images du monde flottant » (en japonais ukiyo-e).
L’expression est inspirée par le titre d’un livre paru au XVIIIe siècle sous la signature d’Asai Ryai : Récits du monde flottant. L’auteur en donne la définition suivante : « Vivre seulement pour l’instant, contempler la lune, la neige, les cerisiers en fleurs et les feuilles d’automne, aimer le vin, les femmes et les chansons, se laisser porter par le courant de la vie comme la gourde flotte au fil de l’eau ».
Parmi les artistes qui ont popularisé l’art de l’estampe jusqu’en Occident, notons Kitagawa Outamaro (1753-1806), Katsushika Hokusai (1760-1849) ou encore Utagawa Hiroshige) (1797-1858). Leur activité s’exerce à Yoshiwara, le quartier des plaisirs d’Edo.
Suite à l’ouverture du Japon sur le monde, en 1867, les artistes européens découvrent avec enthousiasme les estampes. Celles-ci suscitent un courant pictural baptisé « japonisme » dès 1872. Jusqu’à la veille de la Grande Guerre, il va inspirer les plus grands peintres, au premier rang desquels Manet, Monet, Degas, Cézanne, Gauguin et surtout Matisse.
Tokugawa Ieyasu dote le Japon d’institutions stables et centralisées. Son succès lui permet de transmettre son titre et son pouvoir à son fils. Ainsi débute la période d’Edo, sous la direction des Tokugawa.
La politique d’isolement
Désireux de ne pas subir d’influence occidentale et de contrôler le commerce, Ieyasu et ses successeurs appliquent une série de mesures aboutissant à l’isolement complet du Japon. Cette politique isolationniste menée par le shogunat Tokugawa est nommée sakoku, littéralement « pays cadenassé« . Amorcée à la fin du XVIe siècle, la répression des chrétiens s’intensifie. En 1614, un décret interdit le christianisme sur l’archipel.
La claustration nippone se met en place progressivement dans les années 1630. Vers 1634-1635, les Japonais ont l’interdiction de quitter le pays et les étrangers vivant au Japon ne peuvent rentrer chez eux. En 1638, la communauté portugaise est déplacée sur l’îlot de Deshima près de Nagasaki et finit par être expulsée l’année suivante. Les Hollandais sont eux-aussi confinés à Deshima en 1641. Il ne subsiste dès lors que les comptoirs commerciaux de la Compagnie des Indes néerlandaise à Deshima et des commerçants chinois installés à Nagasaki.
Au début du XIXe siècle, les tentatives des étrangers pour rompre cet isolement sont nombreuses. La pression du Commodore américain Matthew C. Perry, arrivé en 1853, a raison du sakoku. L’année suivante, le Japon ouvre ses frontières aux Etats-Unis puis au reste du monde en 1858. Le coup d’État des féodaux contre le dernier shôgun réussit cependant : Tokugawa Yoshinobu abdique en 1867 et la restauration impériale est proclamée. La cour délaisse Kyoto et vient s’installer à Edo, rebaptisée Tokyo, « la capitale de l’Est ».
L’abdication du dernier shogun et la restauration du pourvoir impérial, ouvra l’ère Meiji.
Longtemps méprisé au profit du classique nô, le kabuki est resté un art dramatique bien vivant depuis sa création, il y a plus de quatre cents ans.
Les origines du kabuki restent assez floues et controversées. En 1603, une certaine Okuni, prétendue prêtresse du sanctuaire d’Izumo, s’installe à Kyoto pour présenter danses religieuses et saynètes. Elle y apparaît travestie en homme et habillée à l’occidentale, n’hésitant pas à braver les premières persécutions chrétiennes en portant croix et rosaires…
Sensuelle censure
Forte de son succès, Okuni fait appel à des danseuses itinérantes. Ses spectacles délaissent progressivement l’aspect religieux pour devenir un divertissement alliant danse et sensualité. Guerriers, bourgeois, artisans ou paysans, tous accourent pour voir Okuni et sa troupe, les plus fortunés s’arrachant les faveurs des danseuses après les représentations. La prostitution et la mixité sociale inquiètent les autorités, qui décident de bannir définitivement les femmes de la scène en 1629. Remplacées par de jeunes garçons, la situation reste inchangée mais l’arrivée de véritables acteurs d’âge mur calme les ardeurs du public et permet au kabuki de devenir un art dramatique à part entière.
La censure par des réformes de l’époque Meiji (1868-1912) a tenté d’en faire un divertissement respectable au même titre que le nô, mais acteurs et auteurs ont su préserver l’essence du kabuki, démesuré et exubérant. Le spécialiste et critique de théâtre japonais Watanabe Tamotsu reconnaît que « les facteurs qui ont permis aux quatre formes de théâtre classique japonais qui sont le nô, le bunraku (théâtre de marionnettes), le kyôgen (théâtre comique) et le kabuki de perdurer au Japon dans leur forme traditionnelle, là où la tragédie grecque ou le théâtre élisabéthain ont échoué en Europe, restent inexpliqués ».
Extravagance codifiée
Le kabuki se caractérise par une scène bien spécifique, munie d’une machinerie complexe, d’un plateau central tournant et du hanamichi, passerelle courant jusqu’aux loges entre les spectateurs et permettant aux acteurs de faire une entrée majestueuse. Les personnages principaux y effectuent le mie, sorte d’arrêt sur image spectaculaire, moment fort de la pièce. Tout comme le nô, le kabuki est extrêmement codifié. De la gestuelle aux costumes en passant par l’intonation des répliques et la couleur du maquillage, rien n’est laissé au hasard. Le répertoire, riche et varié, embrasse la comédie, le drame, l’épopée historique, les histoires de fantômes en passant par les récits du quotidien ou les pièces dansées.
L’absolu féminin
Les acteurs se transmettent leur savoir de génération en génération et sont souvent spécialisés dans un type de rôle particulier. Le plus connu et fascinant est certainement l’onnagata, acteur spécialisé dans les rôles féminins. Il ne s’agit en aucun cas d’une représentation réaliste de la femme, plutôt d’une vision idéalisée et magnifiée. Bandô Tamasaburô est l’onnagata le plus connu et apprécié de ces dernières décennies. Il se produit régulièrement à l’étranger.
Les théâtres japonais proposent deux représentations différentes par jour, une en matinée et une en journée. Il est très rare qu’une pièce soit jouée dans son ensemble, les programmes proposent donc un à trois actes issus du répertoire classique ou moderne alternant danse, drame ou action.
Le kabuki est une expérience à part entière, un feu d’artifice de couleurs chatoyantes et de sons discordants. L’acteur disparaît sous son épais costume. Sa voix ondule et se brise pour révéler les états d’âme de son personnage et ravir le spectateur, néophyte ou amateur.
Source : vivre le japon, herodote
1 Le mot japonais shôgun est l’abrégé de « général en chef contre les Barbares ». Il désigne à l’époque féodale, à partir du XIIe siècle, le maire du palais ou majordome. Il administre le pays au nom de l’empereur, lequel est relégué dans ses fonctions religieuses et symboliques. Son lointain descendant est démis par l’empereur Mutsuhito le 9 novembre 1867. C’est la fin du shogunat.
2 Bushido (武士道) est un mot japonais signifiant littéralement « la voie du guerrier » : bushi signifie « brave guerrier » et dō, « la voie ». Lien vers bushido.
3 Le 11 février de l’an 660 avant JC, Jimmu Tennô, un descendant de la déesse du soleil, Amaterasu Omikami, érige le premier palais du Japon. De ce jour date la naissance de l’Empire du Soleil levant.