Douleur et souffrance dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de la douleur et de la souffrance dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
Dans le BDSM ou dans les cordes, la douleur n’est pas dans la lésion, elle n’est jamais le prolongement d’une altération organique, mais une activité de sens affectant la personne soumise ou l’encordée qui en souffre. Le sentir de la douleur, c’est-à-dire la souffrance, n’est nullement la duplication de l’événement corporel, il en est une élaboration, la conséquence d’une relation spécifique à une situation. Selon les contextes, les limites de la tolérance des uns ne sont pas celles des autres. La relation à la douleur est toujours pour la personne soumise ou l’encordée une question de signification et de valeur, une relation intime au sens et non de seuil biologique. Elle n’est pas seulement “physique”, elle englobe la personne soumise ou l’encordée en son entier, et d’abord dans son rapport à soi et au monde.
Le ressenti algique (la douleur) est la conséquence d’une interprétation par l’individu de sa douleur, elle se trame dans l’affectivité qui en mesure l’intensité et la tonalité. Elle renvoie brutalement à soi-même, elle ne laisse jamais indemne le déroulement de l’existence. Si douleur est un terme souvent utilisé pour désigner une peine organique et souffrance une peine psychique, il faut aller au-delà de la polarité corps-esprit qui marque ces représentations. Opposer la douleur, qui serait “physique”, à la souffrance, qui serait “psychique”, relève d’une proposition dualiste héritière des traditions de nos sociétés judéo-chrétienne mais contraire à l’expérience. Toute peine corporelle est simultanément souffrance. L’individu qui souffre de lombalgie ou de migraine souffre dans son existence tout entière, et non seulement à son dos ou à sa tête. Le corps n’est jamais isolé, ce n’est pas lui qui a mal mais la personne. La condition humaine est condition corporelle. Agression plus ou moins vive à supporter, la douleur est enrobée à l’intérieur d’une souffrance qui en traduit l’expérience vécue. Pour P. Ricœur, le terme douleur s’applique à des “affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme de souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement” (Ricœur, 2013, 14).
Les sensations pures n’existent pas, elles sont perçues et donc déjà filtrées, interprétées à travers une affectivité particulière dans une situation précise. Ce n’est pas l’organisme qui enregistre la douleur et son intensité mais l’individu à travers les péripéties de son existence et de son environnement. La douleur est prise simultanément dans l’énigme d’une histoire de vie, dans l’interprétation biologique du médecin et dans l’explication biographique qu’en donne parfois le malade (Le Breton, 2010).
Dans souffrance, il faut entendre sens. Si la douleur est un concept médical, la souffrance est le concept du sujet qui la ressent. C’est la dimension du sens qui donne à la douleur son intensité, sa souffrance, et non pas l’état réel de l’organisme puisqu’il n’existe pas en soi. L’organisme est une chose, mais la personne en est une autre, et c’est cette dernière qui souffre.
Dans certaines circonstances, généralement choisies ou acceptées (c’est à dire consenties) par la personne soumise ou l’encordée, la souffrance est a minima, elle fait mal, mais sans plus. Si elle accompagne une activité désirée et contrôlée par une habileté personnelle dans un but de mise à l’épreuve de soi ou de quête de limite (c’est le cas du BDSM ou des cordes, mais l’on retrouve cela aussi dans le sport, l’alpinisme, le body art, etc.), elle ne contient qu’une infime parcelle de souffrance, même si elle fait mal. L’individu fait œuvre de son corps en traversant une douleur mais en sachant pouvoir y mettre un terme à sa guise. Cette dimension de contrôle est une donnée antalgique, un outil symbolique de modulation de l’intensité algique.
Dans la mesure où la douleur est choisie, elle n’implique guère de souffrance, elle possède une signification, voire même une valeur dans ce contexte précis où elle accompagne une activité désirée. Elle n’est d’ailleurs pas visée pour elle-même, mais elle participe à l’expérience désirée par l’individu. Comme dans le sport, si la douleur n’existait pas pour un marathonien ou un alpiniste, sa passion n’aurait plus guère d’intérêt pour lui.
La scène SM pour un BDSMiste ou la corde en semenawa (torture par les cordes) pour une encordée (je parle uniquement pour les players) n’aura guère d’attrait si elle se fait comme dans un fauteuil, sauf pour le gamer qui lui cherche le show, le spectacle), mais il/elle se souviendra toute son existence avec bonheur d’une scène ou corde qui a exigé de lui/d’elle qu’il/qu’elle s’arrache à ses routines, puise dans son endurance, mobilise ses ressources physiques de résistance au froid, à la peur, à la douleur musculaire, respiratoire, etc. Si elle demeure sous son contrôle, la douleur a l’avantage appréciable de fournir une limite, de symboliser le contact physique avec le monde, avec son environnement, avec la personne dominante ou l’encordeur. Il ne s’agit en aucun cas de “masochisme” comme le disent souvent des personnes non pratiquantes ou des gamers soucieux de liquider l’énigme en enfermant la personne soumise ou l’encordée dans une sorte de pathologie (par contre les gamers qui se font passer pour des masochistes sont eux dans une forme d’excentricité personnelle).
La personne dans une scène SM ou dans les cordes dans son subspace (consience altérée) ressentira la douleur, mais très peu de souffrance, si la scène ou la corde est pratiquée par une personne expérimentée qui maîtrise parfaitement ce qu’il fait.
Lorsque l’individu décide de son action et sait pouvoir s’en retirer s’il le souhaite par son safeword, ou simplement par sa confiance en la personne dominante ou en l’encordeur, la douleur est investie d’une dimension morale qui en transforme le sens et en élague la pénibilité, elle devient même un vecteur de l’expérimentation sur soi et elle est rattachée à l’immense satisfaction pour l’individu de l’avoir surmonté. Elle est une voie d’exploration de soi, de recherche des limites de sens qui donnent le sentiment de soi. L’expérience des marques corporelles ou des scènes de suspension, de semenawa, remet profondément en question le dualisme entre plaisir et douleur. La douleur peut même aboutir à l’orgasme dans le cadre d’un contrat sadomasochiste. Son érotisation atteignant son point ultime.
La douleur borne la présence au monde, elle donne la conviction d’être encore là, toujours vivant, présent à soi-même. Elle est une borne identitaire (Le Breton, 2010 ; 2012).
Le mélange des sensations et le sentiment d’accomplissement qui accompagne l’épreuve induisent une satisfaction, un plaisir difficile à caractériser avec des mots ordinaires. Dans ce contexte d’exploration de soi, les personnes soumises ou les encordées parcourent les marges du tolérable, défrichent leurs limites, mais ils cheminent au seuil seulement de la souffrance, et leur ressenti induit un arrachement à soi vécu sur un mode propice.
Dans la douleur consentit et choisit, pour amener la personne soumise ou l’encordée à son paroxysme, elle doit être produite par une personne ayant une très grande maîtrise, et ayant la capacité et la compétence pour produire davantage de douleur avec un minimum de souffrance, c’est en cela que la personne soumise ou encordée pourra évaluer tout le travail du care de la personne dominante ou de l’encordeur.
Source : David Le Breton