Le travail du care
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler du travail du care dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
Les relations au sein desquelles la bottom (soumise ou esclave) ou l’encordée se trouve impliquée sont évidemment marquées par des rapports de pouvoir : rapports de pouvoir au sein de la relation, rapports de pouvoir avec son Top (Dominant ou Maitre) ou encordeur, entre bottom ou encordée, rapports de pouvoir avec les autres Tops ou Encordeurs, rapports de pouvoir qu’engage également la relation de soin qui met en présence deux personnes dont l’une est dépendante de l’autre. Ces relations sont d’autant plus complexes qu’elles mettent en scène plusieurs personnes qui sont interdépendantes (et sur différents plans), et qu’elles sont pétries d’affects en tout genre, alors que la personnalisation des relations de dominations se trouve poussée à l’extrême.
Les affects jouent un rôle important en tant qu’ils traversent et qu’ils font l’objet d’enjeux de pouvoir. N’oublions pas que les Tops ou encordeurs plongent au plus intime de l’existence des bottom ou encordée. Ils le font dans un grand isolement, qui peut être à la fois physique mais également lié au fait que les autres (la famille, les amis, au travail essentiellement) ignorent ou veulent ignorer ce monde particulier qu’est le BDSM ou les cordes. À ce qui est vécu comme un manque de reconnaissance des uns répond le façonnage d’une forme d’exclusivité affective avec la bottom ou encordée. ll ne peut pas y avoir des récits rapportés par les pratiquants, dont se dégagent des tensions et des jeux qui témoignent d’une concurrence affective là où le Top ou encordeur peut manifester un certain pouvoir, qui renvoie à une fiction égalitaire, mais peu importe ici que ce pouvoir soit ou non réel.
On pourrait aborder cette domination sous l’angle du paternalisme ou du sauveur (voir l’article sur le triangle de Karpman adapté au BDSM) qui conjugue contrainte et protection, ainsi que l’inscription de la relation dans l’ordre “vanille”. Cette domination, dans laquelle contrainte et protection (très relative) sont incarnées par les Tops ou encordeurs, ce qui devrait permettre de dissocier la relation affectueuse BDSM ou des cordes et la relation vénale, le don désintéressé d’affection et l’échange économique. Ce qui démontrent à quel point les positions et les relations entre ces différents acteurs sont traversées d’affects, qui sont parties prenante des contraintes et des tactiques mobilisées dans une scène : ils représentent une pièce essentielle des jeux et enjeux de pouvoir. Les affects tout à la fois renforcent la contrainte et introduisent du jeu.
L’analyse des relations, des affects et des rapports de subordination ne peut être détachée des contextes et des conditions qui caractérisent le BDSM ou les cordes : l’isolement, les médias sociaux, la disponibilité et une responsabilité sans trêve, dans le 24/7 : la cohabitation sans répit avec la fragilité, la confiance et leurs effets (changements d’humeur, excès d’agressivité et de tendresse, répétitions, hallucinations, frustrations, rébellion, etc.). Or, à l’écoute des récits, et de ce que j’ai pu vivre, ces conditions, objectives et porteuses de plaisirs et de souffrances réels n’arrivent pas toujours à tenir les protagonistes à une distance prudente d’une perception trop aiguë de leurs effets. Les relations interpersonnelles et les affects protègent tout autant qu’elles contraignent. Le rôle assumé par les BDSMistes et les encordeurs, la responsabilité et le dévouement que le BDSM ou que les cordes exigent, cachent sous le don de soi et l’amour revendiqués par les protagonistes, les mailles puissantes d’une domination d’autant plus insidieuse qu’elle est fortement personnalisée.
Pour aller plus en avant dans l’analyse des affects et des ressorts affectifs de la domination, bien que cela puisse paraître périlleux, c’est dans les relations amoureuses que l’on trouve quelques-unes des manifestations qui prennent corps dans les relations (réussies) entre Top et bottom ou entre encordeur et encordée. Relations réussies, qui fonctionnent, c’est-à-dire que les attentes non seulement physiques mais affectives de la bottom ou encordée, que l’on peut associer au comportement d’”attachement” déclenchent les réponses, que l’on peut associer au comportement de retrieval (voir en bas de l’article), en termes de (désir de) protection, de soin de la part de la personne bottom ou encordée. L’objet d’”amour”, qui est en même temps et avant tout objet et matière renvoie aux protagonistes une image positive d’eux-mêmes, pour eux-mêmes. Ils savent s’y prendre, trouver le tempo, façonner le mieux-être de l’autre, chercher le sien propre. Cette stabilisation affective, dont on perçoit la part identitaire, n’est pas donnée d’avance, elle se conquiert et, une fois conquise, doit être renouvelée et protégée. La relation d’attachement suscite de la dépendance. Dans ce sens, une relation “qui marche” est gage d’une dépendance accrue. Ainsi la position dominante que cette relation donne au Top ou à l’encordeur est toute relative.
L’”amour” bien souvent non revendiqué dans une relation BDSM ou encodeur/encordée est normalement secondaire, le BDSM ou les cordes sont placés en avant dans leur relation, mais il en est intrinsèquement attaché. Les réponses affectives sont intimement liées aux pratiques qui passent en partie par une stabilisation affective, émotionnelle, psychologique de la personne bottom ou encordée. Il y a effectivement un travail réalisé sur les sentiments et les affects, destiné à les rendre appropriés à la situation vécue et à entraîner une réponse émotionnelle. Il répond à une injonction sociale et sécuritaire (on ne peut pas et on ne doit pas faire une scène ou une corde à une personne avec qui on “accroche” pas, ou que l’on n’apprécie pas du tout) mais il est surtout vital pour supporter les conditions, douleurs et souffrances de la scène ou de la corde.
Le couple dominant-dominé ou encodeur/encordée, qui se superposerait au couple vanille, est à la fois moins net (il semble s’estomper au quotidien, au profit de la relation personnelle entre eux) et particulièrement présent en toile de fond. En cela le care dans ces types de relations particulières est marqué par une grande fragilité. Généralement, les Tops ou encordeurs préfèrent rester dans leur bulle, tenir les tiers à distance de leur relation, et contrôler autant que faire se peut leur fragile relation. Là, ils élaborent les conditions d’exercice de leur art les plus apaisées et prévisibles, notamment par la production de sentiments qui à la fois les protègent en les soulageant du poids des conditions et contraintes que le BDSM ou que les cordes imposent, stabilisent la personne bottom ou encordée, et renforcent la dépendance de l’un et de l’autre.
C’est en cela que le travail du care, qui rend la relation si particulière entre Top et bottom ou entre encordeur/encordée perd toute sa valeur dans les relations BDSM ou de cordes psychologisantes, pathologisantes ou clientélistes.
Comportement de retrieval : lorsqu’un enfant manifeste un comportement d’attachement à l’égard d’un adulte, il déclenche, chez ce dernier, un comportement d’enveloppement ou d’embrassement, de soin, de maternage, de protection, d’alimentation, etc., qu’on désigne sous le nom de retrieval.