Problématique entre théorie et pratique dans le BDSM et dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de la problématique entre la théorie et la pratique dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
Maîtriser, c’est savoir articuler “savoirs théoriques” et “savoirs pratiques”, connaissance et action, capacité de raisonnement et savoir-faire opérationnels.
L’apprentissage BDSM incite l’apprenti BDSM lui-même à devenir acteur de son apprentissage : en apprenant par et dans l’action, celui-ci transforme son rapport à la connaissance (Hahn et al., 2008). C’est une des raisons pour laquelle je préfère un BDSM actif qu’un BDSM passif que ce soit dans la posture du Top (Dom ou Maître) ou que ce soit dans la posture de la bottom (soum ou esclave).
Mais il est vrai que l’apprenti BDSM est confronté aux décalages perçus ou réels entre les savoirs théoriques normatifs (composées de lectures et de récits principalement sur les réseaux sociaux) et les activités pratiquées dans la réalité lors d’une scène.
Sur les réseaux sociaux, tout le monde partage non pas leurs connaissances mais “LA” connaissance. Or d’un point de vue théorique on peut définir trois types de frontière de connaissances identifiés par Carlile (2002) :
- La frontière syntaxique : il existe une frontière syntaxique entre deux individus lorsqu’ils présentent des différences de langages, de syntaxes, de supports linguistiques. Les problèmes de connaissances se réduisent à des problèmes de traitement d’informations. Dans ce cadre, il suffirait d’une syntaxe stable et partagée pour permettre une bonne communication, un échange d’informations satisfaisant entre émetteur et récepteur.
- La frontière sémantique : même s’il existe un langage commun, les représentations peuvent être différentes et rendre la communication et tout débat difficiles. Les problèmes de connaissances relèvent alors de contingences fortes d’interprétation propres à l’histoire de chaque individu.
- La frontière pragmatique. Les difficultés d’échanges de connaissances entre individus peuvent venir de la nature même de la connaissance. En effet, cette dernière est localisée, encastrée dans des pratiques d’acteurs guidés par des intérêts spécifiques. L’approche est dite pragmatique parce que la connaissance n’est pas évaluée pour elle-même mais pour les conséquences qu’elle engendre. Cette approche remet la connaissance au cœur de l’action et des logiques d’acteurs.
La plupart des pratiquants, des acteurs pensent que les théories sont déconnectées de la réalité… et qu’elles ne présentent donc aucun intérêt pour eux. Pourtant, une théorie n’est rien d’autre que la formulation d’une relation entre une cause et un effet.
L’essentiel des apprentissages consiste à “apprendre à faire” en rapport avec des connaissances.
Ce n’est pas parce que l’on a des connaissances, et/ou des capacités que l’on a les compétences motrices nécessaires et suffisantes pour pratiquer en toute sécurité du BDSM ou des cordes.
Selon les travaux de Schön (1994) sur la pratique réflexive : si d’une théorie ou de la pratique on pouvait déduire à coup sûr la bonne décision, le bon geste, il suffirait de former des pratiquants ou des encordeurs applicationistes. Or, cela ne fonctionne pas. On pourrait parler de “connaissance” versus “action“ ou “activité” mais cela ne change pas vraiment la difficulté car le fond des choses n’est pas un problème de terminologie, mais un problème épistémologique et philosophique.
Lorsque l’on débat à propos de “théories”, on est, bien souvent, dans une activité discursive et symbolique qui vise une formalisation et prend la forme de discours explicatifs en relation avec une distanciation vis à vis du réel, de l’action.
Si on se situe du côté de la ”pratique”, on est dans une activité comportementale, concrètement sur le pôle de l’effection (exécution, réalisation, action).
La théorie permet de construire un cadre de références pour l’analyse de la réalité des pratiques car la pratique se nourrit de son dialogue (discussion logique entre deux personnes) avec cet aspect théorique pour mieux répondre aux réalités.
Il ne faut pas oublier qu’un BDSMiste (qu’il soit un Top (Dom ou Maître) ou qu’il soit un bottom (soum ou esclave) est un individu de la pratique engagé dans l’action.
Dans le système de transmission de la connaissance, de l’expérience, la première transformation consiste, à partir d’une éthologie (science des moeurs) de la pratique, à produire des informations qu’on peut aussi dénommer curriculums formels ou prescrits. Chevallard (1985) appelle transposition didactique externe cette élaboration. La transposition interne relève de la marge d’interprétation. Le second point concerne le processus de construction de ces savoirs et compétences par les novices, débutants ce qui constitue une étape décisive dans leur parcours.
Toutefois, il ne s’agit pas de faire une apologie de la pratique. Il faut souligner que l’on n’apprend pas à jouer au foot en faisant uniquement des jonglages avec la balle, en regardant les matchs à la télévision ou en imitant les démonstrations sans faute d’un pratiquant.
L’apprentissage BDSM est une activité hautement plus complexe qui nécessite de faire de nombreuses expériences, avant de passer à un moment donné à une conceptualisation de ses pratiques…
Concernant la conceptualisation, pour Pastré (2006) “il y a deux formes de la connaissance, qui correspondent à deux registres de conceptualisation. D’une part, […] une forme prédicative ou discursive de la connaissance, qui s’exprime en énoncés et donne naissance à des savoirs ce qui correspond à un registre épistémique de conceptualisation : on énonce, dans un domaine, les objets, les propriétés et les relations qui le caractérisent. D’autre part, […] une forme opératoire de la connaissance, qui correspond à un registre pragmatique de conceptualisation et qui a pour objectif d’orienter et de guider l’action”. Il y a de la conceptualisation dans les deux cas, dans un registre épistémique pour le premier mais aussi dans un registre pragmatique, ce qui est beaucoup moins avéré.
Dans le cadre du BDSM ou des cordes, cette conceptualisation est primordiale car elle permet la transposition d’un savoir à plusieurs situations. Ce n’est pas parce qu’on sait utiliser un fouet de 3 pieds, que l’on sait utiliser un fouet de 6 pieds. Conceptualiser permet d’étendre plus loin sa pratique.
Pour conceptualiser, il faut distinguer les images opératives, des images cognitives.
Ochanine distingue les images opératives des images cognitives. Les images cognitives sont le reflet intégral des objets dans toute la diversité de leurs propriétés accessibles. En revanche, les images opératives sont des structures informationnelles spécialisées qui se forment au cours de telle ou telle action dirigée sur des objets (Ochanine & Koslov, 1971).
L’aspect cognitif tend à accumuler le plus d’informations possibles sur la pratique, ce qui est contradictoire à une décision rapide, alors que l’aspect opératif ne recense que les éléments utiles à la décision.
Ce qui revient à dire plus concrètement que l’image opérative correspond à un renvoi par l’expérience (mise en œuvre d’une action) dans une situation, et l’image cognitive correspond à un renvoi par la connaissance d’une situation.
Selon la théorie de Gréhaigne (2011) que j’extrapole au BDSM, dans une scène BDSM ou de cordes, le traitement des configurations de la scène ou de la corde par le pratiquant expérimenté s’effectue par l’intermédiaire de ces images opératives. Ici, comme le pratiquant évolue dans un milieu dynamique et sur des objets dynamiques, le reflet de son activité sera également dynamique. De ce fait, pour Ochanine, Quaas et Zaltzman (1972), les images dynamiques correspondantes doivent être considérées comme des images opératives. De plus, l’aspect dynamique des images opératives correspond pour lui à une anticipation sur le devenir du processus contrôlé par le pratiquant. La prévision du déroulement des événements représente en fait leur reflet anticipé dans la conscience sous forme d’images dynamiques opératives.
A la suite d’un tel reflet, l’image se transforme avec une certaine avance par rapport à la dynamique instantanée du jeu. Ce reflet anticipé n’est pas seulement cognitif. En effet, il permet au pratiquant de préparer ses actions, de mobiliser ses compétences motrices.
Alors, l’image opérative n’est pas seulement le reflet subjectif de la scène ou de la corde, mais le reflet de l’action projetée sur les configurations de la scène ou de la corde en cours car, selon que la configuration de la scène ou de la corde sera en équilibre ou en déséquilibre transitoire, la conduite du pratiquant sera toute différente.
Enfin, il est à noter que les images opératives ont tendance à rester dans l’implicite : la pratique va consister à construire une image opérative à partir de deux sources : l’image cognitive certes, mais aussi l’exercice de l’activité elle-même. Dans l’autre cas, quand l’apprentissage se fait sur le « tas », l’image opérative et l’image cognitive sont apprises en même temps, au point qu’il est difficile de les distinguer. Cette confusion est renforcée par le fait que, dans ces cas-là, l’image cognitive qui soutient l’image opérative est généralement de nature empirique (expériences factuelles et objectives).
En définitive, c’est la réussite de l’action qui devient le critère de la pertinence de l’image cognitive empirique (expériences factuelles et objectives). Dans un tel cas, la théorie devient empirique (expériences factuelles et objectives) et non démonstrative (preuve).
Malheureusement avec le Web ou les “munchs” (sans play), il n’y a pas d’action, la théorie dans le BDSM est davantage normative (jugements subjectifs ou liés à la valeur) qu’empirique (expériences factuelles et objectives) ou démonstrative (preuve).
L’interprétation narrative (composée de lectures et de récits souvent pris sur Internet) est une des tendances de la théorie normative. Elle permet de faire émerger des représentations narratives du comportement moral de la pratique du BDSM et des cordes.
Il ne faut pas oublier que la maîtrise est aussi faite pour être partagée, ainsi les pratiquants ayant de l’expérience essaient donc de trouver les meilleures alternatives qui peuvent guider l’activité des personnes novices, débutantes dans des directions constructives, même si les schémas conceptuels, les métaphores et les images diffèrent selon les méthodes de pensée et d’agir de chaque individu.
Néanmoins, il faut se rendre à l’évidence que les représentations narratives influencent les conceptions individuelles par lesquelles se construisent les réflexions raisonnées.
Les individus, inexpérimentés ou ayant peu d’expérience, décrivent et transmettent la plupart du temps de faux paradigmes BDSM (représentation, modèle cohérent du monde BDSM) qui reposent sur une théorie interprétative basée sur une théorie normative.
Par conséquent sur les réseaux sociaux dits BDSM, il y a peu de discussion, débat BDSM, puisqu’actuellement le nombre de personnes expérimentées est bien inférieur sur les réseaux sociaux que le nombre de personnes débutantes, novices, sans expérience.
De ce fait, les personnes expérimentées se font évincer (voire lyncher) et sortir des discussions par les théories normatives des personnes débutantes, novices, sans expérience. Ces dernières à force de temps passé sur les réseaux sociaux sont entrées dans une forme de “second life” et pensent que leur représentation narrative leur permet de mieux savoir que les individus ayant de multiples expériences (théorie empirique).
Très peu de personnes sont capables de transmettre leur connaissance en se basant sur leur propre vécu, sur leur expérience. La personne qui a la capacité de parler de ses expériences réelles est à évincer, car elle renvoie aux inexpérimentés leur incapacité de passer au réel, de franchir la barrière du virtuel.
En conclusion : Selon moi, on ne peut pas maîtriser sans une articulation entre les connaissances et les pratiques réalisées par soi-même.
Source : Julie Aubry, Paul R. Carlile, Anne Dietrich, Salma Damak Ayadi, Jean-Francis Gréhaigne, Pierre Pastré, et Xavier Weppe