La problématique du BDSM fictif issu des Jeux de Rôle
Je vois de plus en plus d’individus sur internet comme dans des soirées pratiquer le BDSM comme s’ils étaient dans un Jeu de Rôle fictif ayant pour thème une fiction BDSM.
Sur internet, ils choisissent un avatar, un pseudo et un rôle, et dans une soirée, ils choisissent une tenue, un pseudo et un rôle. Que ce soit sur Internet ou dans une soirée, ils sont dans une forme de cosplay (costumade), et ils jouent un rôle issu de leur fantasme.
Je vois même fréquemment ces individus changer de rôle au cours d’une soirée, ou selon le partenaire qu’ils croisent.
Selon Fanny Georges (Sémiotique de la représentation de soi dans les dispositifs interactifs, 2007), le terme “avatar”, que l’on retrouve dans la mythologie indienne, désigne la descente d’un dieu sur terre parmi les êtres humains : “Vishnu descend sur terre pour sauver le monde des périls nés du non-respect des règles du Dharma. L’étymologie de ce mot renvoie à une action (descendre et prendre forme), à un phénomène (se manifester volontairement), à une relation (intermédiaire), plus qu’à une incarnation ou une représentation figurée : l’avatar doit donc être appréhendé comme une représentation en acte”.
L’avatar représente une interface entre la réalité fictive et/ou virtuelle et la réalité réelle maniée par le joueur, mais possède aussi une certaine indépendance qui permet de s’affranchir des codes de la réalité pour agir dans un monde avec des règles propres, même fortement inspirées de la réalité.
Le même concept de représentation en acte peut être retrouvé dans la littérature grecque, et plus spécifiquement dans La Poétique d’Aristote. Le philosophe emploie le terme mimésis, pour indiquer l’imitation du réel par la littérature : cette notion s’applique tout d’abord dans un contexte religieux à la danse, au mime et à la musique, en exprimant la face cachée de la réalité. Le terme sera ensuite utilisé à propos de la tekhné, l’art qui copie la nature.
On retrouve là l’idée de représentation du réel et de l’humain par le biais d’une fiction. Internet est un outil qui permet une nouvelle expression de cette idée, et les soirées BDSM sont un terrain très propice pour certains individus de laisser libre court à leur fantasmagorie.
Internet comme les soirées permettent aux individus de se créer une nouvelle identité avec un avatar (internet), du cosplay (dans les soirées BDSM), un pseudo et un rôle, voire de multiples rôles.
Leur nouvelle identité représente un personnage fictif et/ou virtuel représentant un individu réel. Ce personnage ainsi créé devient un acteur interactif avec l’univers BDSM.
Ils entrent dans une forme de MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game) souvent de manière inconsciente.
Mais il est un paradigme qui oppose l’identité réelle qui évolue dans un monde réel, un espace social riche d’interactions et peuplé d’identités construites grâce à des événements structurants, à une identité fictive et/ou virtuelle qui évolue dans un monde fictif et/ou virtuel, vaste monde, peuplé d’identités qui n’auraient d’autre réalité que leur présence virtuelle ou costumée, avatars, pseudos sans âme ballotés au gré d’événements fictifs et/ou virtuels.
Cette société contemporaine qui pousse les individus vers des Homo ludens : “Ils jouent un jeu. Ils jouent à ne pas jouer un jeu. Si je leur montre que je le vois, je briserai les règles et ils me puniront. Je dois jouer leur jeu, qui consiste à ne pas voir que je vois le jeu.” Laing, 1971.
De tout temps l’Homme a joué, mais jouer était une activité considérée comme futile et gratuite, sans autre enjeu que symbolique. Il faut attendre Johan Huizinga, en 1938, pour qu’une première théorie sur le jeu, qui fera date, soit posée. Dans son Essai sur la fonction sociale du jeu, largement cité et repris par de nombreux auteurs et chercheurs depuis lors, Johan Huizinga circonscrit la notion de jeu comme “une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et une conscience d’être autrement que la vie courante” (Huizanga, 1938, p. 51).
Donald Winnicott, développant sa théorie sur le jeu, démontre que “c’est en jouant, et peut-être seulement quand il joue, que l’enfant ou l’adulte est libre de se montrer créatif et d’utiliser sa personnalité tout entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi” (Winnicott, 1971).
Le souci que l’on retrouve dans ces jeux de rôles virtuels sur internet, c’est qu’un bon nombre d’individus dérivent vers une second Life.
Lors des soirées, dans leurs jeux de rôles fictifs, ils mettent en danger ceux qui ne jouent pas de rôle, ceux pour qui c’est un art de vivre, une philosophie de vie qu’ils ont choisi de vivre réellement.
Ces jeux de rôles fictifs et/ou virtuelles font des Homo ludens des Homo fabulators : “Mais en moi tout recommence, jamais rien n’est joué. Je me détruis dans l’infinie possibilité de mes semblables : elle anéantit le sens de ce moi. Si j’atteins, un instant, l’extrême du possible, peu après, j’aurai fui, je serai ailleurs.” Bataille, 1954.
Ces jeux de rôles dans le BDSM est un jeu de société ou les individus sont partie prenante d’une fiction, d’une narration vécue oralement et par les costumes, pseudos et avatars. Ils créent, imaginent, fantasment un personnage qu’ils feront évoluer au cours du temps dans un univers qu’ils se créent que ce soit sur internet ou dans les soirées BDSM.
Le Jeu de Rôle devient, par l’imbrication des différents récits et lectures, une fiction interactive dans laquelle chaque joueur intervient, par le biais de son personnage, pour ajouter sa propre histoire. Ils vont vivre à l’aide d’événements scénarisés leur propre histoire scénarisée.
Pour les rôlistes, le Jeu de Rôle BDSM est donc un moyen de vivre une vie fantastique, en s’intégrant dans un groupe, s’y affirmant, trouvant sa place, prenant des risques, participant à des événements, éprouvant toutes sortes d’émotions. Ils pensent vivre leur vie, en toute liberté. Or dans ces Jeux de Rôles BDSM ”tous les hommes sont invisibles les uns aux autres” Laing, 1977. Mais tous ces rôlistes mettent en danger ceux qui ne jouent pas, ceux qui vivent réellement une relation BDSM. Un fouet lorsqu’il n’est pas fantasmé peut devenir dangereux dans les mains d’une personne qui est perturbée dans sa pratique par les rôlistes.
L’Homme s’est toujours raconté, a toujours produit des histoires qu’il définit comme siennes, questionnant le fil de sa vie et les événements qui la jalonnent, ceci afin d’y trouver un sens. C’est ainsi qu’il naît à lui-même. Aujourd’hui, pour certains, Homo sapiens, aussi connu comme Homo ludens, est devenu cet Homo fabulator qui, pour se construire une identité perdue, produit en permanence une fiction de sa vie, sur internet ou dans des soirées BDSM.
“C’est cet entre-deux, cet espace de fantasmatisation, de fabulation, que l’on retrouve dans la fictionnalisation de soi, une démarche qui consiste à faire de soi un sujet imaginaire en s’inventant des aventures.” Winnicott, 1971.
Je ne veux pas par cet article porter un jugement sur les rôlistes, je souhaite simplement que ces derniers se définissent comme Rôliste dans le BDSM, définissent leurs chats, leurs blogs, les soirées qu’ils organisent comme étant dans un Jeu de Rôles BDSM.
Se définir comme Rôliste, définir l’événement, le lieu comme Jeu de Rôles BDSM afin de permettre à ceux qui vivent le BDSM comme un art de vivre, comme une philosophie de vie de ne pas être mis en danger dans leur pratique par la négligence ou l’irresponsabilité des rôlistes qui ces derniers en étant dans un jeu, n’ont pas conscience des risques potentiels dans la pratique réelle.
Les Rôlistes ont le droit d’être et de vivre leur “Persona fiction” : “En figurant le monde, la littérature l’ouvre au jeu, au rêve, à l’utopie, à l’uchronie. Devant elle, grâce à elle, le monde cesse d’être le lieu de la vérité unique, de la vérité d’état : il est aussi ce qu’il aurait pu, ou ce qu’il devrait être.” Sallenave, 1991, mais pas de la vivre en mettant en danger autrui !
Sources : Alessandro Cogerino, France Vachey.