Et si on parlait de l’obéissance ?
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de l’obéissance dans le BDSM selon mon point de vue.
Dans une relation BDSM, on sait à qui obéit une personne soumise, forcément à son Top (Dom ou Maître), mais sait-on à quoi elle obéit ? Lacan en 1972 explique que les êtres parlants baigneraient dans l’obéissance. Mais pourquoi, et comment ?
Lacan fait à cette question cette réponse : “l’être parlant obéit non pas du seul fait d’être soumis à tel ou tel Autre autoritaire et tyrannique. Il obéit d’abord pour la raison qu’il parle, et qu’il est parlé. En d’autres termes, son vrai maître est le signifiant. Le langage est ce qui installe et conditionne pour chacun la possibilité de l’obéissance.”
Il nous faut donc distinguer le vrai maître du sujet, qui est toujours de l’ordre du signifiant, et celui qui prétend être maître.
Le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple, mais est toujours lié à la parole, à la communication, il doit générer un lien social. Le pouvoir est fort, déjà par sa manipulation par le langage, d’où il contraint les corps, mieux que par la violence.
Obéir au signifiant (Maître), est d’abord obéir à sa signification. Le simple fait d’écouter quelqu’un parler, avance-Lacan, nous conduit à subir de sa part un effet de suggestion. C’est là ce qu’il nomme l’un des paradoxes de la parole. Dès lors que l’autre profère une parole, il y a chez celui qui la reçoit “la possibilité de lui obéir en tant que [cette parole] commande son écoute et sa mise en garde, car d’entrer seulement dans son audience, le sujet tombe sous le coup d’une suggestion”. Une demande ne deviendra vivante que si elle est comprise, c’est-à-dire si elle présente une signification pour celle qui l’écoute. La personne soumise à l’écoute est une personne à qui “se destine” la signification de la phrase, parce qu’elle participe à l’établissement de cette signification. La personne soumise attend et désire que la signification se boucle et, pour cela, anticipe sur sa fin. En cela, elle participe en effet en permanence à la phrase qui se déroule.
Ecouter une demande, pour une personne soumise, n’est donc pas seulement l’entendre, mais participer à sa signification, et se prêter ainsi au sens que l’autre veut lui donner.
La soumise obéit à une simple demande du fait d’entrer dans son audience, participe à sa signification. Écouter des paroles, c’est déjà se laisser entraîner par leurs signifiants, et la signification qui court derrière. Et donc, écouter la demande de son Maître, y accorder son ouïr, c’est déjà y être plus ou moins obéissant.
Obéir dérive du terme latin oboedire, qui signifie “prêter l’oreille à”, autant qu’“être soumis à”. L’étymologie souligne alors qu’il y a dans le fait d’obéir, “oboedire”, non seulement l’acte d’ouïr, “audire”, mais celui d’aller “devant”, qu’indique le préfixe “ob”. D’où la définition première que Lacan donne de l’obéissance : « Obéir […] c’est aller au-devant, dans une audition.”
Celui qui prétend être Maître n’a pas le “désir” de se faire comprendre, ce qui pose tout de même un souci, c’est qu’il induit chez la personne soumise un usage négativiste de ce qu’il ordonne par le fait qu’il n’y a pas de signification dans son ordonnance. Cela va donc induire une désobéissance, une provocation, une “bratitude”. La personne soumise n’entrera pas dans sa discipline et rejettera son code.
Le premier effet de demander, c’est l’effet de suggestion du Maître, l’établissement de la signification. Il est vrai que la signification va révéler à la soumise l’intentionnalité de la demande formulée.
Le souci avec les ordonnances étant que la personne soumise peut se demander si l’important dans le message formulé autoritairement est l’obéissance ou la signification, L’impératif compte davantage dans l’ordonnance.
Dans la demande du Maître, il appelle et il commande, dans la demande, le Maître appelle sa soumise et lui commande de manière non autoritaire. Dans une relation D/s, il y a obéissance dès que le Maître appelle et demande et que la soumise exécute. Exécuter cet “appel et demande” va satisfaire le Maître, ce qui va satisfaire par connexion la soumise. Une forme de soulagement pour elle et, pour tout dire, cela la fait “jouir”. Lacan l’a démontré avec son concept de joui-sens.
L’obéissance à une demande engendre une jouissance, l’impératif est castrateur.
L’impératif correspond à une forme de “vocatif du commandement”. Le vocatif est un mode d’”intimation” de l’autre, c’est-à-dire un appel, mais qui a valeur d’ordre. Le vocatif est une particule par laquelle un sujet appelle, et même interpelle l’autre. L’impératif est donc castrateur. Il castre le voyage cérébral de par son ordonnance.
Ainsi on pourrait même dire que le Maître par sa demande appelle et commande la jouissance, non pas sous une forme sexuelle mais plutôt cérébrale. Lorsqu’il passe par les ordonnances, il castre la jouissance cérébrale de la personne soumise, par le fait qu’il appelle et demande un ordre impossible à satisfaire. Comment une ordonnance qui génère de la frustration mentale peut amener une personne à jouir ?
Un exemple : une soumise, lors d’une soirée BDSM, qui a l’habitude d’être à genoux aux pieds de son Maître, demande à son Maître la possibilité de s’asseoir par terre toujours à ses pieds parce qu’elle est restée trop longtemps à genoux et qu’elle a mal. Son Maître, en colère parce que tout le monde le regarde et attend sa réponse lui rétorque : “tu es ma soumise, tu resteras à genoux à mes pieds, c’est ainsi !”. On retrouve là, l’impératif du commandement ainsi que son ordonnance. Par le fait qu’il dise “c’est ainsi !”, il lui demande de continuer de jouir de sa place à ses pieds, un commandement de jouissance dû à son obéissance. On comprend bien que ce commandement n’a rien de jouissif, et qu’il demeure impossible à satisfaire. Cet impératif va plutôt castrer la jouissance plutôt que de l’autoriser à jouir.
On voit bien que le Maître peut faire halte à la jouissance (impératif), qu’il peut aussi en être la cause (demande). Autrement dit, le maître peut être lui-même substance jouissante, il peut être pris comme “objet”, et “objet joui”, une forme de “sextoy cérébral”. Ainsi donc le Maître tient aussi son pouvoir du fait d’être joui, pour lui-même. Cette signification rapporte donc qu’il diffère des autres Maîtres, dans sa capacité à faire jouir et à être joui.
Les principes de Bloom pour les annonces publicitaires sont intéressants. Il dit que la publicité doit être pourvue d’“un maximum de visibilité dans la verticale (ça se devine) et d’un maximum de lisibilité dans le sens horizontal (ça se déchiffre), et d’une vertu magnétique qui arrête mécaniquement l’attention, qui intéresse, qui convainc et qui décide.” Le Maître doit travailler son expression, ainsi que sa demande, car il doit attirer l’attention de sa soumise, sa demande doit intéresser, convaincre et qu’elle doit décider pour sa soumise.
Gustave Le Bon, dans sa Psychologie des foules, souligne l’importance, et la puissance des mots : “Maniés avec art, ils possèdent vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Ils provoquent dans l’âme des multitudes les plus formidables tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des victimes de la puissance des mots et des formules.” Le Maître commande, mais comment ? Gustave Le Bon précise que pour captiver la foule, mieux vaut d’abord que le sens de ses mots soit flou, car “ceux dont le sens est le plus mal défini possèdent parfois le plus d’action”. Puis d’ajouter : “Et pourtant une puissance vraiment magique s’attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes.” Lorsque la demande du Maître n’est pas claire, qu’elle demeure un peu flou, mais qu’il a su par ses mots suggérés, quelle jouissance cérébrale il offre là à sa soumise lorsque sa réponse est justement ce qu’attendait son Maître !
Il faut donc un usage du signifiant non pas comme impératif mais comme demande qui permette aussi d’imposer un sens dans un flou, dit commun que seul le couple D/s en comprendra la valeur et la subtilité. Cette demande sera porteuse d’une jouissance cérébrale pouvant dépasser toutes les attentes et imaginations. Dans cette D/s la personne soumise éprouvera du soulagement à s’en remettre, fidélisera son orientation et trouvera son équilibre.
Pour celle qui a toujours trébuché sur son manque à être autant que sur son manque à jouir, elle trouve là, au lieu de son Maître sa réponse, dans un sens commun.
Je finirais cet article en citant Yves Bonnefoy : “Si la poésie est l’élaboration dans la parole d’un lieu où vivre, c’est qu’elle détruit l’idéologique […] La poésie détruit l’autorité du sens établi, en rendant au son des mots leur présence et leur portée, en faisant place au son qui est dans le mot par-dessous le sens que celui-ci porte.”