La mentalisation dans le BDSM et dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je tente d’expliquer l’importance de la mentalisation dans une scène, dans une relation BDSM, selon mon point de vue et mon expérience.
Lorsqu’on est un Maître, une des choses frustrantes et difficiles est d’avoir affaire à une personne soumise qui reste très factuelle, concrète, qui s’amuse, qui se contente de relater des faits extérieurs sans leur attribuer de sens, n’évoque pas son vécu par rapport à ces faits… en un mot, n’en “fait” rien. Parfois, après un moment dans une scène qui nous semble important, car des ponts ont enfin été esquissés, une signification s’ébauche, nous pensons avancer ; et puis tout s’écroule quand vient la question, “oui et maintenant ?” ou que la personne rigole, ou s’amuse avec une personne extérieure à la scène… Déception ! Pas de connexion !
L’expression « mentalisation » vient d’abord de psychanalystes français, qui l’ont élaborée à partir de leur travail en psychosomatique, dans les années 70.
Je vais référencer la mentalisation selon la définition de Fonagy et Holmes : La mentalisation réfère à l’activité mentale permettant aux individus de saisir le sens de leurs actions et de celles des autres en se référant aux états mentaux régissant les comportements, tels que les croyances, les intentions, les sentiments, les désirs et les pensées. Il s’agirait entre autres d’une capacité intrinsèque à la régulation des affects et des comportements.
La capacité de mentalisation se développe au cours de la petite enfance et est étroitement liée à la qualité des interactions avec ses principales figures d’attachements (Fonagy, Gergely, Jurist et Target).
Cette capacité efficace à réfléchir en termes d’états mentaux permettrait notamment de réduire la pression à recourir à des comportements défensifs et favoriserait un sens cohérent d’identité (Fonagy). Il s’agit donc d’une aptitude cruciale dans un contexte BDSM afin de garder une estime de soi positive, et ce, autant pour une soumise que pour un Maître.
La capacité de mentalisation est un facteur de protection important dans une scène SM. La mentalisation peut être conceptuellement associée à la résilience suite à l’exposition à des stresseurs interpersonnels de l’ordre de l’adversité lors d’une scène.
Cette capacité comporte aussi la possibilité de donner du sens, de faire quelque chose d’un vécu en le métabolisant dans son psychisme (cela devient une représentation).
Mentaliser, c’est aussi renoncer à contrôler. C’est contenir ses émotions et ses réactions, mais sans maîtrise rigide. C’est mettre des nuances, supporter l’incertitude et les aspects inclassables d’une scène et/ou d’une relation BDSM. La mentalisation est en lien avec trois autres fonctions psychologiques : la régulation des affects, l’intersubjectivité, et l’agentivité. Les unes renforcent les autres pour constituer un sentiment de soi, d’identité, robuste et vivant.
La régulation des affects : la capacité à les supporter, à les moduler, les apaiser lorsqu’ils sont trop intenses, les comprendre, les exprimer judicieusement. L’ensemble donnant une « affectivité mentalisée » qui permet de contenir les émotions sans les écraser.
L’intersubjectivité : la capacité de réellement concevoir le monde depuis un autre point de vue que le sien propre.
L’agentivité : conscience de soi dans le monde, conscience d’avoir un pouvoir d’action à la fois limité et réel. On peut agir pour obtenir, pour se mobiliser, pour atteindre des choses au lieu de rester dans une attente passive.
Ces trois domaines sont enrichis par la mentalisation (on pense ses émotions, on se représente dans la scène, en relation, et on conçoit ses possibilités d’action) et l’enrichissent en retour : savoir réguler ses émotions aide à les penser ; interagir en empathie réciproque aide à réfléchir aux relations, à soi-en-relation, aux états de l’autre ; connaître sa capacité d’action permet de lui donner sens. Ces trois domaines permettent d’entrer dans une connexion (Maître / soum) lors d’une scène, dans une relation.
Exemple 1 : Quand un Maître prend un fouet puis qu’il le fait craquer dans le vide, alors que la soumise est sur la croix de Saint André, il fait du bruit pour lui faire peur mais il ne l’impacte pas, ça fait vraiment peur et mal (l’effet miroir du ressenti, ça fait peur et ça fait mal aussi pour celui qui regarde/qui est spectateur, tel un coup de marteau sur le doigt, on a mal pour la personne). Et si en même temps, il dit : “tu voulais du fouet ? Bien tu vas en avoir !” Puis là, s’il se met en position avec le fouet… Dans un tel cas, ça fait encore plus mal, les larmes arrivent.
Exemple 2 : j’ai été invité à un salon de l’érotisme pour faire découvrir le BDSM et les cordes, j’ai beaucoup joué avec mon fouet en le faisant craquer autour des personnes qui voulaient découvrir, mais sans jamais les toucher. Rien qu’en générant un environnement (mise en position, création d’une ambiance, d’un stress) et un bruit, cela permettait aux personnes de prendre conscience de l’impact du fouet. Il n’était plus nécessaire de les impacter, il suffisait de leur dire : maintenant vous pouvez imaginer si le cracker vous touche…
A la différence, autre que dans ce cas, la douleur est consentie, la personne ne lit pas dans le regard, dans les postures et mots de la personne qui tient le fouet, une recherche de vengeance, ni une violence…
Dans des contextes chargés affectivement, la charge émotive est tellement grande qu’elle s’avère menaçante pour l’équilibre de l’individu. Le recours à des mécanismes de défense qui viennent modifier l’expérience interne est fréquent. Le fait d’être en mesure d’identifier et de nommer avec authenticité les sentiments vécus dans un contexte SM s’avère ainsi un indice d’une mentalisation efficiente, même si cela reste rudimentaire. Si on évalue une mentalisation déficiente, alors il est important de cesser tous actes SM avec la personne soumise, idem avec une personne dominante.
La mentalisation implique de chercher à identifier avec discernement des états mentaux à la source des comportements (Fonagy). L’intérêt et la capacité à identifier ses propres états mentaux est donc une étape de base du processus réflectif.
Exemple 3 : lors d’une scène SM assez dure, la personne soumise peut se questionner à savoir pourquoi c’est arrivé à elle. Pourquoi il lui a fait ça. Elle va se convaincre qu’elle a fait quelque chose de mal pour mériter ça. Et bien plus tard, peut-être, elle prendra conscience que ça n’avait rien à voir avec elle ou avec ce qu’elle avait bien pu faire. Que le problème n’était pas elle mais lui.
La mentalisation implique une curiosité par rapport aux états mentaux soutenant les comportements. Cette attitude permet notamment de rendre les comportements signifiants et prévisibles. Dans cette optique, les personnes soumises à des personnes dominantes malveillantes ou auto/egocentrées tendent typiquement à mentaliser les scènes/pratiques/sévices vécus en cherchant à identifier rétrospectivement les causes de ceux-ci. Ce questionnement est effectué dans une tentative désespérée de retrouver un certain sentiment de contrôle sur les gestes incompréhensibles, inattendus et imprévisibles dont elles furent victimes (Terr). Les personnes soumises victimes de ces personnes dominantes qui parviennent à trouver une explication leur permettant de donner du sens à l’événement tendent toutefois à se sentir terriblement coupables, s’attribuant à tort des états mentaux de la personne dominante. La personne soumise dans ce cas doit tenter de parvenir, dans un effort réflectif, à prendre une nouvelle distance par rapport aux causes de ce qu’elle a vécu.
Exemple 4 : une personne soumise marquée par une relation du passé, marquée par des souvenirs, peut penser que c’est oublié, mais ce n’est jamais oublié parce les choses qui marquent, marquent pour la vie. Elle cherche à ne pas fonder sa vie sur ça. Elle est persuadée de ne pas le/les reproduire, mais elle demeure toujours sensible à ses “souvenirs”. Cela reste présent, dès qu’elle est dans un environnement BDSM, dans une scène, corde… Parce qu’elle n’a jamais eu vraiment l’occasion de parler sérieusement avec son Maître, sans retenue de sa part, sans aucun jugement de sa part, sans critique, simplement l’écouter et l’entendre.
Une caractéristique importante distinguant la mentalisation d’autres concepts similaires tels que la théorie de l’esprit, est le fait que la mentalisation n’est pas un processus purement cognitif et détaché affectivement. Au contraire, la mentalisation implique de considérer l’affect, tout en y réfléchissant (Fonagy). C’est la capacité de sentir, tout en pensant à ce qui est ressenti.
Mentaliser implique de concevoir et réfléchir ses actions, et celles des autres, en termes d’états mentaux.
Exemple 5 : le soumise victime de maltraitance d’un ancien dominant, cherche à reproduire les mêmes comportements avec un nouveau Maître.
La raison ? Tout simplement parce que ses reproductions sont le résultat d’échecs de mentalisation. Elle tend instinctivement à coller à son nouveau Maître les mêmes comportements et attitudes que ceux de son ancien dominant. Les représentations qu’elle a de tous les Maîtres sont identiques à son ancien Dominant : ils sont tous les mêmes ! Cela reste le résultat d’un échec de mentalisation de sa part. Mentaliser sa relation passée, c’est aussi accepter sa part de responsabilité dans ce qu’il s’est passé, et elle n’est toujours pas prête à prendre ses responsabilités. Elle doit prendre conscience de l’importance de prendre une distance par rapport à ces états d’esprit afin de donner sa chance à son nouveau Maître et de ne pas se laisser aller à des conclusions hâtives.
Exemple 6 : Une personne soumise vivant une scène SM assez hard pour elle, exprime à un instant donné le safeword (mot de sécurité pour stopper la scène), et la personne dominante lui répondant : allez encore 3 ! ou alors dévalorise sa soumission sous prétexte qu’elle n’est pas endurante, “fragile”.
Bien des tops se définissent comme kinksters et/ou Dominant ou Maître, la formule kinkster, Dominant ou Maître leur permet de ne pas mentaliser leur BDSM. Ils jouent. La personne soumise a choisi d’être soumise alors elle doit accepter tous leurs kinks. Le refus n’étant que la preuve qu’elles ne sont pas soumises. Une manière assez impressionnante de leur part de se dédouaner de toute responsabilité. Le care étant absent de leur kink. Pour ma part, je ne peux pas dire qu’ils ne sont pas dans le BDSM, je ne suis pas juge de leurs pratiques, mais par contre, je ne peux pas non plus leur conférer de magistère, pour moi, ils ne seront jamais des Maîtres, seulement des Dom.
Conclusion :
La mentalisation tend à interférer avec le développement de l’identité, une soumise ou un Dominant qui ne mentalise pas, aura du mal à trouver sa propre identité dans le BDSM. Sa place au sein de la communauté BDSM restera toujours confuse et floue. Elles/ils auront toujours une attitude défensive et/ou agressive, grande possibilité que leurs comportements dissimulent un état mental opposé (attitude gentille pour dissimuler un sentiment d’être méchant) ou décrivent la nature opaque des états mentaux (cacher à l’autre comment elle/il se sent réellement).
Dans le BDSM ou dans les cordes, pour qu’une personne soumise arrive à donner du sens et de lui permettre de comprendre, elle doit avoir un Maître et non un Dominant capable de s’ajuster à son expérience subjective (Fonagy), et ce dernier doit lui reconnaître une pensée, une volonté et des sentiments qui lui sont propres (Auerbach).
Pour que la personne soumise soit en mesure de mentaliser, elle doit être centrée sur la réalité, qui lui reflète ses propres états mentaux.
La mentalisation permet d’aider les individus à mieux comprendre leurs difficultés et leurs attitudes et/ou comportements problématiques dans une relation, scène voire pratique, dans l’optique de les aider à acquérir un meilleur contrôle sur leurs attitudes et/ou comportements.
Dans le BDSM ou dans les cordes, la mentalisation efficiente est essentielle puisqu’elle favorise la régulation des émotions.
Il faut faire attention de ne pas brusquer la mentalisation, et de façon déconnectée des autres dimensions qui fondent la résilience (temps nécessaire à l’intégration, la connexion émotionnelle durant la mentalisation), faute de quoi ces efforts risquent de résulter en une intellectualisation des récits de vie ou des effondrements psychiques.
La mentalisation pour la personne soumise comme pour le Maître apportera de la sérénité, de la stabilité, de la sécurité et du care au sein d’une relation et permettra la connexion.