Le masochisme dans les travaux psychanalytiques de Sacha Nacht
(Sacha Nacht, né le à Racacini (commune de Roumanie actuellement nommée Răcăciuni) et mort le à Paris, est un psychanalyste français. Il a été président de la Société psychanalytique de Paris.)
De nombreux textes furent consacrés à la culpabilité, l’autopunition et le masochisme. On peut y voir la double trace d’une interrogation philosophique et socio-politique de la religion et du judéo-christianisme propre à la tradition intellectuelle française, d’une part et de l’impact des préoccupations thérapeutiques ayant fortement et durablement marqué la psychanalyse française, d’autre part.
Qu’y a-t-il de commun entre la perversion masochiste, le comportement du masochiste moral, l’autodestruction de certains sujets très perturbés, spécialement adolescents, les fantasmes du masochisme dit féminin ou encore le masochisme érogène primaire gardien de la vie ? Ils sont dénommés sous la même rubrique des symptômes parfois gravissimes, des comportements ou traits de caractère, des fantasmes, mais aussi certains modes de fonctionnement mental non seulement pathologiques mais normaux voire essentiels pour le devenir du sujet humain. Ce faisant, nous retrouvons à l’œuvre le paradoxe inclus dans la définition même du masochisme : plaisir du déplaisir.
Au tout début, le problème de la culpabilité et de l’autopunition est au premier plan des réflexions, problème certainement lié aux angoisses existentielles du moment et le constat amer de la destructivité propre au génie humain, qu’elle soit auto- ou hétéro-agressive.
Pour S. Nacht, « le masochisme est un état névropathique caractérisé par la recherche de la souffrance » (1965, p. 5) qu’elle soit corporelle et/ou morale. L’auteur défendra la thèse selon laquelle le masochisme est une réaction d’autodéfense paradoxale et pathologique qui vise à éviter le danger de castration en consentant à un sacrifice partiel pour sauver le reste. Il s’agit d’un « marché de dupe » dans la mesure où les souffrances et sacrifices que s’inflige le masochiste sont bien réels alors que le danger est purement fantasmatique. En fait, il s’agit d’un « bénéfice névrotique » sous-tendu par deux mécanismes fondamentaux : l’érotisation de la souffrance et l’autopunition que le surmoi utilise comme moyen destiné à neutraliser le « complexe de culpabilité », l’ensemble permettant, à ce prix, une satisfaction autrement interdite. »
Le masochisme érogène
Le terme de masochisme érogène désigne la perversion sexuelle masochiste : la souffrance est recherchée sciemment pour obtenir des satisfactions érotiques. Elle diffère du masochisme moral en ce sens que le masochiste moral ignore les raisons de son comportement. Si le sujet pervers masochiste recherche la souffrance, il s’agit rarement de douleur pure : celle- ci accompagne, complète ou achève une mise en scène plus ou moins complexe qui place le sujet dans une situation particulière vis-à-vis de l’objet sexuel, attitude faite de subordination, de dépendance et d’humiliation. Quels que soient les moyens utilisés par le pervers masochiste (il s’agit généralement d’un homme), la douleur ne doit pas dépasser une certaine intensité et celui-ci recherche surtout un état d’attitude craintive, de peur de la souffrance prodiguée par un(e) partenaire (il s’agit généralement d’une femme) porteur (porteuse) « d’attributs virils » (bottes, fouets, ustensiles divers). Il s’agit ainsi de répéter une scène de soumission infantile et passive par rapport à l’objet. Il est à noter que certains sujets plus proches de la névrose que de la perversion se contentent de fantasmer cette scène alors que les pervers ont besoin de l’agir. Des composantes homosexuelles et fétichistes peuvent s’intriquer diversement aux pratiques masochistes, alors que dans des cas plus rares c’est la douleur corporelle seule qui détermine la jouissance érotique.
Les rapports, le voisinage entre la volupté et la douleur sont alors interrogés : passage imperceptible de la sensation de plaisir à celle de douleur, interaction du sadisme-agressivité et du masochisme comme composante possible de tout acte sexuel. Le rôle des punitions infantiles et notamment des châtiments corporels douloureux déterminant une excitation sexuelle est rappelé.
Selon Nacht, c’est l’observation de Sacher-Masoch lui-même à travers son célèbre roman La venus à la fourrure qui apparaît le plus instructive quant au besoin de répétition, à vrai dire bien monotone, du pervers masochiste, en l’occurrence répétition d’un traumatisme subi à l’âge de 8 ans que Sacher Masoch mettra en scène dans sa vie conjugale et dans ses romans. Si tous les enfants ayant reçu une fessée érotisée ne deviennent pas masochistes, le désir d’être puni est fréquemment retrouvé dans l’enfance des futurs pervers, ce qui nous introduit au conflit névrotique lié à l’expression d’un sentiment de culpabilité. Bien au-delà d’un traumatisme subi, c’est la situation psychologique d’ensemble (lutte contre la masturbation, conflit œdipien, complexe de castration, etc.) qui compte autant sinon plus que la punition elle-même : l’érotisation de la punition suppose d’autres conditions que la seule fixation masochiste à la fessée et aux fesses par exemple.
Dans certains cas, la fantasmatisation volontaire suffit à provoquer l’orgasme masturbatoire ou le coït. Dans d’autres cas, l’apparition du fantasme est involontaire et s’impose comme une obsession.
Pour Nacht, la culpabilité découlant du complexe d’œdipe n’expliquerait pas le gain de plaisir par la souffrance, cette érotisation s’expliquant par une régression vers des étapes prégénitales de la vie sexuelle infantile où sadisme et sexualité s’intriquent. À un premier niveau – descriptif – la cruauté subie/agie et la douleur constituent des éléments d’excitation sexuelle pour l’enfant, alors que la conception sadomasochiste du coït peut être renforcée par une observation accidentelle d’accouplement des parents, d’autres personnes ou d’animaux. Enfin les châtiments, nous venons de le voir, peuvent provoquer en lui des sensations érotiques et troubler sa perception du coït. L’adoption d’une attitude passive-masochiste peut alors le tenter : en s’identifiant à sa mère, il échappe à la crainte de la castration par le père et de plus il est aimé par lui. Devenu adulte, les choses peuvent se formuler ainsi : puisqu’il (le père) se borne à me battre, il ne me fera rien de pire (il ne me châtrera pas). La punition symbolisée autorise alors le rapport sexuel, elle débarrasse ainsi de l’anxiété et rassure profondément sur la non-castration.
En cas de difficultés dans l’issue de l’œdipe, c’est toujours vers sa mère que revient l’enfant car c’est elle qui est la plus à même de dispenser des satisfactions libidinales. Ainsi les masochistes pervers, « comme tous les pervers », butent devant les satisfactions génitales inaccessibles et régressent vers des satisfactions prégénitales infantiles. Les perversions sont des manifestations de la sexualité infantile par développement excessif d’une pulsion partielle ou fixation à une phase prégénitale. L’enfant à cette phase se trouve en effet dans une attitude de passivité, de soumission et d’abandon à la mère, comme le masochiste le sera vis-à-vis de son objet sexuel féminin. Chez celui-ci, la fonction active, agressive de pénétration propre à la seconde phase phallique sera refoulée et régressera vers une composante passive (exhibition/attouchements).
La perversion masochiste repose sur la fixation et la régression à des phases prégénitales de l’évolution sexuelle infantile caractérisées par la passivité et le besoin de soumission et de dépendance. La passivité subit un renforcement quand l’agressivité accolée aux manifestations sexuelles actives a été refoulée et retournée contre le sujet. Ce processus a lieu quand le renoncement libidinal ne peut être surmonté pour des raisons constitutionnelles ou environnementales (ambiance familiale, caractère des parents), quand l’enfant est trop frustré en tendresse. Le complexe d’œdipe accentue ces difficultés et la crainte de castration insuffisamment surmontée rejette régressivement le masochiste vers des stades passifs prégénitaux. Sur ce fond de passivité, l’agressivité réactionnelle aux frustrations prégénitales et œdipiennes est retournée contre le sujet et se donne libre cours sous forme de masochisme. Les châtiments corporels érotisés peuvent accentuer cette orientation, s’associer aux réactions de culpabilité et maintenir sous forme de provocation primitive la substitution de la souffrance au plaisir.
Le masochiste morale
Le masochiste moral se différencie du masochiste pervers par deux traits : d’une part, il n’agit pas en rapport apparent avec la fonction sexuelle ; d’autre part, il ignore qu’il est masochiste, qu’il crée sa souffrance et en jouit, jouissance autrement interdite. La ressemblance entre les deux formes de masochisme réside dans la recherche, par des voies différentes, de la souffrance, moyen et non but en soi.
Le masochisme moral réalise une véritable « névrose de comportement » ou « caractère masochiste ».
Ce caractère masochiste se retrouve dans des traits typiques qui en forment la toile de fond caractérielle :
- Subjectivement : un sentiment de peine, de souffrance plus ou moins indéfinie, de tension affective et surtout d’insatisfaction ; un besoin de se plaindre, de se montrer malheureux, incapable, écrasé par la vie, une tendance à trouver compliqués et insolubles les problèmes les plus simples de l’existence, à exagérer les moindres difficultés et à s’en faire un tourment et, parallèlement, une impossibilité à saisir les joies de la vie ;
- Objectivement : comportement “maladroit”, inadapté, manquant de souplesse, frappant d’avantage puisqu’il s’agit d’un sujet dont l’intelligence est normale ; attirant l’animosité de l’entourage, ce sujet se mettant, comme poussé par une fatalité inéluctable, toujours dans les situations les plus désagréables, ne sachant jamais éviter “la tuile”, au contraire la recherchant : “dès qu’il y a un coup à recevoir, le masochiste tend sa joue”. Un comportement traduisant un besoin inconscient de se faire souffrir, de se diminuer en se présentant sous le jour le plus défavorable et d’échouer partout.
Schématiquement, peut être définie une « structure de base » du caractère masochiste : le masochiste moral n’a jamais pu surmonter les premières déceptions de la vie infantile et son besoin d’amour constant se confond avec un besoin de souffrance. Ainsi, la déception renouvelée lui permet comme jadis de vivre l’amour dans la haine, haine infléchie sur lui-même. Au fond, le ou les objets d’amour le conduisent à s’aimer en se haïssant. C’est encore un Narcisse mais à sa manière malheureuse.
Nacht propose de distinguer trois types de masochisme moral.
- Le premier concerne l’individu à l’activité parsemée d’échecs. Il s’agit d’une réaction autopunitive par rapport au complexe d’œdipe : se punir pour échapper à la castration ;
- Le deuxième représente le sujet qui se complait dans la souffrance. L’œdipe est encore en cause : la peur issue de l’agressivité est érotisée et elle apporte ainsi des satisfactions libidinales.
- Le troisième type, propre aux « prégénitaux », présente une « qualité affective » imprégnant toute la personnalité du sujet qui n’est plus accessible qu’à la souffrance. Il s’agit d’un masochisme « profond, organique » dans lequel l’amour de soi et des autres est devenu haine de soi, le sadisme primaire transformé totalement en masochisme aboutissant à l’autodestruction.
Le masochisme chez la femme
Nacht s’insurge contre une représentation psychanalytique classique selon laquelle la femme serait naturellement masochiste. Le fait de s’adapter à une situation naturelle de relative infériorité physique par rapport à l’homme, infériorité dont celui-ci a souvent tiré parti pour la placer dans une situation de passivité et de dépendance sinon de soumission, le fait de devoir accepter que son anatomie la prête davantage à occuper une position passive-réceptive dans le coït ou encore de devoir vivre certains épisodes de sa vie sexuelle et procréatrice dans la douleur n’implique en rien qu’elle soit masochiste. En revanche, un homme qui se comporterait d’une manière féminine serait lui considéré comme masochiste, alors que c’est l’accentuation de ces mêmes caractéristiques qui chez une femme serait considérée comme pathologique : le masochisme chez la femme résulte de la non-acceptation de sa féminité, maternité comprise.
Un premier type de femmes n’ayant pas accepté la différence des sexes et son inégalité ou infériorité fantasmée dénie son absence de pénis et développe un complexe de virilité. Ces femmes se comportent comme si elles étaient des hommes avec lesquels elles sont en rivalité et dont elles craignent, comme un homme ayant mal surmonté son complexe d’œdipe, la castration. Voulant toujours avoir « le dessus » par rapport à celui-ci, n’acceptant aucune passivité à son égard, elles peuvent être amenées à l’échec par crainte inconsciente de réussir à le châtrer et d’encourir alors le danger d’une vengeance par castration. Elles peuvent alors, afin d’éloigner le danger d’une castration illusoire, réagir par de fortes tendances autopunitives masochistes masquées par un comportement viril et agressif.
Un second type de femmes considère son absence de pénis comme l’effet d’une castration, châtiment mérité pour des pratiques masturbatoires en rapport avec ses tendances œdipiennes. Ici, c’est le sentiment de la castration accomplie et liée au complexe de culpabilité qui amorce les tendances masochistes. Une expression clinique de ce type consiste dans la frigidité de femmes qui ne se sont jamais pardonnées la masturbation infantile. Le complexe inconscient de culpabilité ne s’efface jamais totalement par la punition, ce qui explique le masochisme chez ce type de femmes que la castration imaginaire punitive ne préserve pas des réactions autopunitives destinées à appeler la souffrance.
Les fantasmes masochistes peuvent être fréquents chez la femme, à commencer par celui de fustigation bien sûr, mais également celui où un homme sale, mal vêtu, monstrueux, brutalise ou viole une femme, fantasmes masturbatoires ou plus directement utilisés dans le coït. Fantasme de fustigation, expression du désir et de la culpabilité d’être aimée par le père, négation et maintien du lien incestueux à la fois, le fantasme de « la brute qui viole », pourrait-on dire, exprime le désir d’être forcée à recevoir une satisfaction sexuelle autrement interdite. C’est bien parce que la femme s’interdit la réalisation sexuelle voluptueuse qu’elle ne peut trouver une satisfaction qu’en s’imaginant forcée ou violée par un objet dévalorisé, donc par conséquent elle ne sera pas coupable. Le même schéma peut se retrouver dans le masochisme moral quand, dans ses rapports sentimentaux ou sociaux, la femme entache son désir du même sentiment de culpabilité.
Pour Nacht, qui ces manifestations masochistes, n’ont rien de spécifiquement féminin. Pour lui, le caractère masochiste féminin ne diffère pas cliniquement de celui de l’homme : On y retrouve la même superposition ou le même mélange de réaction d’échec, d’autopunition, le même besoin de souffrance se mêlant ou se substituant au besoin d’amour.
Pour conclure, sur les conceptions théorico-cliniques de Nacht vis-à-vis du masochisme, retenons que si cet auteur « sort » le masochisme de sa seule dimension autopunitive et névrotique étudiée avant la seconde guerre mondiale pour en anticiper la dimension narcissique dans son double sens de garant de l’existence du sujet et de retrait objectal, il n’en reste pas moins attaché à une conception essentiellement pulsionnelle (première théorie des pulsions) du masochisme, modalité de traitement singulière des pulsions agressives (non référées à la pulsion de mort) retournées sur soi en fonction des circonstances et spécialement des frustrations libidinales. Il s’agit également d’une conception pathologique exclusive du masochisme, sa dimension normale, protectrice, utile, n’étant pas encore envisagée, d’où l’insistance sur l’effort thérapeutique « abrasif » pourrait-on dire. Il est évident qu’aujourd’hui, notamment sous l’influence de l’apport des psychosomaticiens, il y a beaucoup plus de prudence vis-à-vis de « l’attaque » directe du masochisme, celui-ci protégeant, comme d’autres aménagements pervers d’ailleurs, de désorganisations mentales et/ou somatiques plus graves.
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