L’oralité seconde et le monde numérique dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler du problème de l’oralité seconde ainsi que du monde virtuel dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
L’oralité
La communication orale remplit, dans le BDSM et dans les cordes, une fonction en grande partie d’extériorisation. Elle fait entendre, collectivement et globalement, le discours que les BDSmistes et que les encordeurs tiennent sur eux-mêmes. Elle assure ainsi la perpétuation du groupe en question et de sa culture : c’est pourquoi un lien spécial et très fort l’attache à la “tradition” , celle-ci étant, en son essence, continuité culturelle.
Les ethnologues distinguent le parlé, de l’oral :
- Le parlé : communication vocale exprimant l’expérience ordinaire du locuteur ;
- L’oral : communication formalisée de façon spécifique, et transmettant, en même temps qu’une expérience, un type particulier de connaissance qui, pour l’auditeur, est re-connaissance, inscription du message dans un modèle familier : édifice de croyances, d’idées, d’habitudes mentales intériorisées constituant comme la mythologie du groupe.
Le discours oral, selon cette définition, est le contraire du discours scientifique. Chargé de connotations, c’est à ce titre surtout qu’il est social ; lié à tous les jeux que permet le langage, il tend à renforcer le lien collectif ; sa force persuasive provient moins de l’argumentation que du témoignage.
Force est de constater que l’oralité ne se définit pas plus par rapport à l’écriture que l’écriture par rapport à l’oralité. Un message ne se réduit pas à son contenu manifeste, mais comporte un autre contenu, latent, tenant à la nature du moyen de communication (voix, écriture manuscrite, écriture imprimée, informatique) utilisé. Selon McLuhan, oralité et écriture correspondent à deux directions culturelles inconciliables : dans une civilisation de l’oralité, l’homme reste branché directement sur les cycles naturels ; sa conception du temps est circulaire (tout revient toujours) ; les comportements sont étroitement régis par les normes collectives ; il règne une confuse nostalgie du nomadisme originel. Inversement, un monde de l’écriture disjoint la pensée et l’action, le langage perd de sa force créatrice propre, une conception linéaire du temps triomphe, ainsi que l’individualisme et le rationalisme.
Cette vision de McLuhan, oublie un facteur capital, dont l’importance n’est apparue clairement que vers 1980 : les qualités et valeurs (physiques, psychiques et symboliques) attachées à la voix humaine comme telle.
La voix se prête à traduire les nuances affectives les plus fines. Aussi, pour l’individu qui se sert de sa voix, celle-ci s’identifie, à un niveau psychique profond, avec sa volonté d’exister et de se dire.
La voix déborde la parole. La plupart du temps, la voix sert à transmettre linguistiquement un message. Mais sa fonction ne se limite pas à cet office. Le langage transite par la voix et, ce faisant, se colore des valeurs proprement vocales. Dans et par la voix, le langage (quel que soit le message qu’il transmet) se charge d’une sorte de souvenir des origines de l’être, d’une intensité vitale émanant de ce qu’il y a en nous d’antérieur au langage articulé. Les émotions les plus intenses suscitent chez l’homme le son de la voix, indépendamment de tout langage.
Ces caractères sont ceux de toute communication orale. Il est clair cependant qu’ils sont plus ou moins accusés et efficaces selon l’intention qui préside à la communication : très faibles dans la communication purement utilitaire ; souvent atténués dans la conversation courante, ils atteignent un haut degré dans la communication émotive, allusive, non directement utilitaire qui constitue, en son essence, l’acte de l’expression orale. L’ensemble des valeurs ainsi attachées à l’existence biologique de la voix s’inscrivent simultanément dans le sentiment linguistique des auditeurs et dans leur imagination, parfois même dans leur conscience idéologique, au point qu’il est souvent difficile de distinguer entre les différentes sortes d’effets qu’elles produisent. Elles se cumulent en une impression globale et très forte : impression d’émergence de quelque puissance primitive, exigeante, aspirant à une sorte d’unanimité des corps et des coeurs, ce qu’on pourrait définir par la congruence entre le corps et le coeur.
Cette situation, qui fut celle de l’expression vocale depuis les origines de l’humanité, s’est partiellement transformée, au 20e siècle, du fait de l’invention et de la diffusion de techniques permettant de fixer la voix par gravure ou impression magnétique : disque, cassette, film (cinéma, vidéo), radio, télévision. L’oralité se trouve ainsi médiatisée : une machine sert de relai entre le locuteur et l’auditeur.
L’oralité médiatisée ne diffère de l’oralité directe que par certaines modalités. Pour l’essentiel, elle ne s’en distingue pas vraiment. Plus encore : intervenant après plusieurs siècles d’hégémonie de l’écriture, les media auditifs ou audiovisuels restituent à la voix humaine une autorité sociale qu’elle avait perdue. Certes, elle se trouve ainsi compromise dans l’appareil technologique, mais elle bénéficie de la puissance de celui-ci. Au cours des cinquante dernières années, les media ont rendu, aux messages qu’ils transmettent, l’ensemble presque complet des valeurs vocales ; ils ont conféré à nouveau, au discours ainsi transmis, sa pleine fonction impressive, par laquelle (indépendamment de son contenu) il pèse de tout son poids sur les intentions, les sentiments, les pensées de l’auditeur et, le plus souvent, l’incite à l’action (d’où l’usage fait de ces techniques dans la publicité).
Les media agissent sur la double dimension spatiale et temporelle de la voix. Par là, ils atténuent (sans l’éliminer tout à fait, mais en la rejetant dans l’imaginaire) la présence physique conjointe du locuteur et de l’auditeur. Ils permettent une manipulation du temps, semblable à celle que permet le livre : le disque, la cassette, peuvent répéter indéfiniment et identiquement le message ; la seule limitation dans le temps est l’usure du matériel. D’où une possibilité (en principe illimitée elle aussi) de déplacement spatial.
Par contre le facteur de communication interpersonnelle s’est affaibli, ou même a disparu avec les media. Pourtant, si la réitérabilité du message entraîne une certaine dépersonnalisation, en même temps elle accentue le caractère naturellement communautaire de l’orale : l’oralité médiatisée est devenue l’un des éléments de la culture de masse. Le poids de la technique et de ses implications économiques constitue une servitude parfois très lourde, limitant, et même éliminant, la spontanéité de la voix. La sociabilité de la voix vive et directe cède la place à une hyper-sociabilité circulant dans les réseaux de télécommunication, sur la base desquels se constitue un nouveau lien collectif, dont la nature nous est encore mal connue.
L’acte communicatif est déplacé : au terme de ces processus, la perception que l’auditeur a, se trouve dépouillée de tout élément de “tactilité” (de la possibilité, même virtuelle, de toucher le corps de l’autre et d’en sentir corporellement la présence) ; seules subsistent, entières (et parfois affinées par ce dépouillement), l’ouïe et, éventuellement, la vue.
L’oralité seconde
Historiquement, il convient de distinguer trois types d’oralité. Chacun d’eux correspond, en principe, à une situation particulière de culture.
Le premier type, l’oralité primaire, ne comporte aucun contact avec l’écriture.
Les deux autres types d’oralité ont pour trait commun de coexister, au sein du groupe social, avec l’écriture. On parlera d’oralité mixte lorsque l’influence de l’écrit demeure externe, partielle, ou s’exerce avec retard ; on la dira seconde lorsqu’elle se recompose à partir de l’écriture, au sein d’un milieu où celle-ci tend à affaiblir (jusqu’à les éliminer) les valeurs de la voix dans l’usage, dans la sensibilité et dans l’imagination. En inversant le point de vue, on peut dire que l’oralité mixte est provoquée par l’existence d’une culture “écrite” (au sens de : qui possède une écriture). A partir du 17e et ce jusqu’à la fin du 19e, l’évolution générale amena (avec de fortes différences régionales dans le rythme de cette évolution) la disparition quasi totale de l’oralité mixte, au profit de l’oralité seconde. Au 20e siècle, les données de la situation ont complètement changé, du fait de l’invention et de la diffusion des media sonores, puis audiovisuels, il ne reste plus que deux types d’oralité : l’oralité première et l’oralité seconde.
La fonction d’une oralité seconde se manifeste par rapport à l’attente des auditeurs. Indépendamment de tout jugement rationnel, et dans l’immédiateté de la communication, le texte entendu répond à une question que se pose l’auditeur : point d’ancrage du texte dans son affectivité profonde et ses fantasmes, dans son idéologie, dans ses habitudes personnelles. C’est de là que tirent leur force de persuasion de nombreux internautes. Il se produit une sorte d’identification entre l’auditeur, le texte, son interprète, son auteur : identification accélérée lorsque l’audition a lieu dans le contexte de quelque grand mouvement de passion collective. Si les circonstances se dramatisent, l’oeuvre communiquée peut susciter la participation des auditeurs, qui en deviennent ainsi les interprètes, avec notamment l’apparition du Web 2.0 puis du Web 3.0.
Aujourd’hui, toute forme d’oralité se détache ainsi sur un arrière-fond puissamment dramatisé. Une culture liée à la civilisation technologique en voie d’universalisation domine la sensibilité et l’imaginaire de la plupart des BDSMistes et des encordeurs, et y impose ses stéréotypes. Au sein de l’espace français (je ne parlerais pas des autres pays), il a suffi de deux décennies pour déséquilibrer, folkloriser et en partie anéantir les racines du BDSM ou des cordes, et cela s’accélère de jour en jour. Or, ces racines étaient en grande partie fondées sur l’oralité première.
Le monde virtuel
En observant les interactions écrites se produisant au sein de forums de discussions sur Internet, on peut s’apercevoir qu’il existe un processus de construction d’un sentiment de communauté. Les usages des listes, forums, blogs, tchats de discussions électroniques sur le BDSM ou sur les cordes font l’objet d’une connaissance plus ou moins intuitive pour quiconque ayant pratiqué. Pour les autres, il s’agit souvent de pratiques ésotériques, d’activités de cybernautes vivant apparemment dans un univers différent du leur et fantasmant une relation future voire même des fois inventant cette relation.
La technologie de l’Internet induit des effets sur la communication et semble donc déterminer les relations sociales à travers ce support. Ainsi, Kiesler et Sproull ont-ils considéré que la communication médiatisée par ordinateur était déterminée par les propriétés de la machine. Parce que les personnes qui utilisent ce média ne peuvent se voir, s’entendre et percevoir leurs attitudes, elles peuvent difficilement utiliser des éléments du contexte d’énonciation. Selon ces auteurs, ce manque d’indices sociaux aboutit à un plus grand anonymat et permet une participation plus large que dans des interactions menées en face à face. Parallèlement à cela, le temps mis pour atteindre un consensus est augmenté. Selon cette perspective, le média détermine donc le type d’interaction qui se produit.
Pour moi, quelque chose ne va pas dans le monde d’Internet et des réseaux sociaux dans le BDSM ou dans les cordes. Au centre de ce maelström, l’identité numérique.
Une première raison à cette situation tient à ce que l’identité sur le réseau des réseaux a été à l’origine délaissée par les pionniers d’Internet. Si je prends l’exemple d’autres réseaux informatiques tels que les cartes bancaires, les réservations en ligne, les achats, etc, l’identité de l’accédant est vérifiée à l’entrée du réseau, mais pas sur les réseaux sociaux BDSM ou de cordes.
Pourquoi la question de l’identité a-t-elle été délaissée par les pionniers d’Internet ? Selon certains, ses fondateurs ont pris le parti de favoriser l’anonymat parce qu’ils estimaient qu’il pouvait à la fois garantir la liberté d’expression et assurer le principe d’égalité des internautes. D’autres avancent l’hypothèse que ces pionniers souhaitaient laisser à chacun le choix de son identité en n’imposant pas un système d’identité unique. Enfin, et plus simplement, il est possible que les pionniers aient privilégié la simplicité d’accès au réseau, qui est d’ailleurs à la base de son succès, en excluant toute identification préalable obligatoire. Quoi qu’il en soit, l’absence de traitement de l’identité a ouvert des brèches qui ont conduit à la situation actuelle, où la défense de l’identité numérique est devenue un problème, ce qui permet à tout à chacun de divaguer, d’affirmer n’importe quoi voire de mentir ou de manipuler.
Dans le monde réel, il existe des identifiants socles encadrés par l’État et le droit. Dans le monde numérique, l’homme semble s’affranchir des obligations juridiques et étatiques pour créer ses propres identifiants.
Devenu numérique, l’identifiant se désacralise et passe du stock au flux. Certains internautes vivent de plus en plus sous plusieurs identités, soit par souci de cacher leur identité réelle, soit par jeu, soit par schizophrénie. La notion de pseudonymat, contraction de pseudonyme et d’anonymat, se répand du fait de l’absence d’interactions physiques entre les internautes. Il faut distinguer les notions d’identifiant, d’identification et d’authentification.
Sur les réseaux sociaux, chaque individu a un pseudo, contraction de pseudonyme. Le mot pseudonyme vient du grec pseudônoumos, et est fondé sur le radical pseudês, menteur (ça commence bien du coup). Il s’agit donc au sens littéral d’un faux nom. Avec le temps, il a pris le sens de nom d’emprunt, se distinguant ainsi du surnom, ou sobriquet. Attribué par l’individu à lui-même, il est librement et volontairement choisi.
Sur Internet, le recours au pseudo est quasi obligatoire pour accéder à un grand nombre de services et dans des situations précises auxquelles doit faire face l’internaute. Il peut lui être demandé de s’identifier à l’entrée d’un site Internet, intranet ou extranet, pour discuter dans un forum, s’abonner à une lettre d’information ou participer à un jeu, obtenir des informations ou acheter en ligne. Le pseudo correspond à une identité créée le plus souvent dans l’instant, et généralement jetable.
S’il est vrai que le droit s’applique à Internet, on oublie trop souvent que les principes de base du système juridique européen et français sont bouleversés par ce nouveau moyen de communication, notamment en ce qui concerne l’identité. Dans le monde réel, il existe une identité socle encadrée par l’État et le droit. Dans le monde numérique, l’homme s’affranchit à la fois de la tradition et des obligations étatiques pour créer sa propre identité. Les identifiants numériques se multiplient, se consomment, se jettent, et ces nouvelles pratiques génèrent des problématiques juridiques nouvelles.
En novembre 2004, Kim Cameron, architecte logiciel en charge des questions de l’identité chez Microsoft, a lancé une discussion sur son blog sur le thème de l’identité numérique. De cette discussion publique sont nés sept principes que cet expert reconnu a appelés “les sept lois de l’identité numérique” . Le septième principe est intéressant notamment dans le BDSM ou dans les cordes sur les réseaux sociaux, c’est le principe d’expérience cohérente, c’est à dire que l’identité numérique doit être pour l’utilisateur aussi cohérente que celle en vigueur dans le monde réel. Hélas, je m’aperçois sur les réseaux sociaux BDSM ou de cordes que ce septième principe n‘est valable que pour 5% des internautes.
L’anonymat sur les réseaux sociaux posent des soucis, il soulève des questions difficiles, sur les plans à la fois moral, philosophique et juridique. Il est vrai que l’anonymat la vertu de constituer une protection efficace pour l’individu et ses libertés. Le problème est que beaucoup utilisent cet anonymat justement à des fins malveillantes, manipulatrices, mensongères, etc. Ils vont même jusqu’à utiliser un anonymiseur. Un anonymiseur est un moyen sophistiqué pour obtenir l’anonymat, c’est de passer par des sites dits anonymiseurs. Le but de ces sites est de faire échec au système d’identification par adresse IP. Il s’agit de permettre à l’internaute d’utiliser un serveur “mandataire” (proxy en anglais) afin de constituer un relais intermédiaire entre lui et le service Internet qu’il souhaite utiliser.
L’anonymat sur les réseaux sociaux offre la possibilité ainsi aux internautes d’assouvir leurs fantasmes les plus sombres. La liberté qui leur est donnée étant sans limite, elle peut encourager et faciliter les comportements déviants, inciviques, voire délictueux ou criminels. Enfin, l’anonymat est souvent associé par ses opposants à la délation et aux attaques personnelles, à la manière des “lettres anonymes” , et rime avec irresponsabilité et lâcheté.
Conclusion
L’oralité seconde a ouvert la porte, a donné un libre accès dans le monde numérique aux individus pour laisser libre court à une forme de “paedomorphose” pour les personnes d’un certain âge (appelée aussi pédomorphose, juvénilisation ou fœtalisation), et à d’autres plus jeunes à une forme de “péramorphose” .
Les individus ne sont plus réels, ils sont transformés, métamorphosés en une entité totalement différente.
L’anonymat qu’offre le monde numérique leur permet une oralité seconde sans aucune argumentation rationnelle, générant une fausse rhétorique, fausse car basée sur les affects, sur les terribles simplifications (voire E. Morin). Les individus pensent tout savoir mieux que tout le monde dans la plus grande des ignorances. Ils ont oublié une des citations de Socrate : “Le premier savoir est le savoir de mon ignorance : c’est le début de l’intelligence.”
Les individus dans ce monde virtuel, empreinte de cette oralité seconde, ont oublié que la maison ne se construit pas dans un monde virtuel, dans une oralité seconde et qu’on voit le maçon au pied du mur et non devant un écran.
Ne jamais oublier que c’est à l’œuvre dans le monde réel, qu’on connaît le Maître ou la soumise !
Sources : Olivier Iteanu et Paul Zumthor
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