Les prospérités du fouet
La flagellation ou la logique de l’excès [portfolio]
Un article de Christophe Granger, dans « Terrain anthropologie & sciences humaines », 67 | mai 2017 : Jouir ?
Paris, 23 rue Richer, escalier gauche, premier entresol. Une femme a pris coutume de recevoir là les adeptes de flagellation érotique. Ses ustensiles, verges, fouets, martinets, sont accrochés dans la chambre à des portants. Pour recruter ses clients, elle fait paraître des petites annonces. Toujours les mêmes. À la rubrique « Soins et hygiène » de plusieurs journaux parisiens, elle propose des « Massages anglais ». En juin 1907, pour la publicité dont elle entoure ainsi son activité, elle est condamnée à 25 francs d’amende.
Si cet épisode mérite attention, c’est qu’il contient une énigme plus grande que lui. La voici : comment la flagellation a-t-elle pris place dans les modalités du jouir → Fig. 1 ? Étrange question, sans doute : non pas seulement parce qu’elle suppose de décrire des conduites de plaisir et déjà autre chose qu’elles, mais surtout parce qu’elle paraît trouver une réponse définitive dans la naturalisation psychanalytique de la sexualité. Si j’ai le goût de fouetter ou d’être fouetté, explique Freud, c’est que, dans la vie sexuelle, le principe de plaisir et celui de déplaisir vont ensemble, mais aussi que, dans mon enfance, à la faveur d’une correction mêlée de jouissance, s’est fixée en moi une « perversion » de ce genre. Et si, prenant plaisir à être fouetté, je trouve un partenaire qui prend plaisir à me fouetter, c’est qu’un « sadique est toujours en même temps un masochiste ». Outre qu’elle réduit à rien la socialité des gestes, des désirs et des sensations qui organisent les formes de la jouissance, cette façon de voir empêche de saisir, dans sa cohérence, le moment historique qui a vu s’opérer la spécification de la flagellation comme art de jouir.
C’est entre 1880 et 1914 que, de la fessée à la passion du fouet, les pratiques qui font advenir la douleur et la cruauté dans l’acte sexuel sont regroupées comme étant de même nature et séparées des autres usages du sexe par un écart qui les fait brusquement apparaître comme étranges et inquiétantes : on parle de flagellomanie, de flagellophilie, de masochisme ou d’algolagnie (amour de la douleur). La présence du fouet, des verges ou des martinets dans l’ordre des pratiques sexuelles n’a alors rien d’une nouveauté → Fig. 2. Depuis un traité paru en 1629, lequel s’autorisait de la médecine antique et fut abondamment repris par la suite, il est d’usage de compter la flagellation au nombre des moyens propres à aiguillonner l’érection défaillante. « Cette cérémonie étrange », notait Meibomius, embrase ceux qui s’y soumettent « des feux de la lubricité, jusques à les faire écumer, et fait dresser vers le ciel cette partie qui constitue la virilité, de manière que son oscillation suit le nombre et le son des coups appliqués ». À Paris, confirment les inspecteurs de police du xviiie siècle, « bien des gens » s’y adonnent, au point que, « aujourd’hui, il n’y a point de maison publique où [l’]on ne trouve force poignée de verges toutes prêtes pour donner aux paillards refroidis la cérémonie ». Si bien que, chez Restif, chez d’Argens et plus encore chez Sade, la flagellation a sa place dans l’imagination érotique des Lumières → Fig. 3. Elle n’est pas seulement un adjuvant régulier des combinaisons sexuelles que la pornographie se plaît à inventorier : elle est, comme le montre une édition de 1795 de La Philosophie dans le boudoir, le moyen de mettre en mouvement la vigueur sexuelle des partenaires.
Pour autant, la généalogie est trompeuse. Ce n’est pas du fait d’être ancienne ou anciennement admise parmi les manières d’user du sexe que la flagellation tire son implantation dans l’ordre des plaisirs à la fin du xixe siècle. C’est tout le contraire : elle devient jouissance en s’arrachant à ces usages anciens ; elle est prise dans le grand mouvement d’administration des sexualités qu’a décrit Foucault et qui, par une volonté ramifiée de tout savoir sur le sexe, d’en traquer les perversions, d’en suivre obstinément les usages disparates et de susciter partout l’aveu des écarts, a eu pour effet de faire proliférer, en lieu et place de la pudibonderie ou de l’interdit qu’on imagine d’ordinaire, les « sexualités disparates » et les « plaisirs spécifiques ». La « passion du fouet » y a sa place. Elle est le lieu d’un triple déplacement qui, en quelques décennies, fait d’elle à la fois un phénomène social et une forme particulière du jouir.
Il y a d’abord l’implantation de la flagellation dans le champ des perversions. Dans le sillage de la Psychopathia sexualis (1869) du Dr Krafft-Ebing, qui forge la catégorie de « masochisme » pour dire la jouissance née de la douleur reçue, les aliénistes français, appliqués à en consigner les « cas » à la manière du Dr Thoinot en 1878, constituent à son sujet une analytique psychiatrique. « X., marié, père de famille, occupant une très belle position commerciale à Paris, se rendait dans une maison galante et s’y faisait mettre en présence de deux filles. Il leur faisait alors quitter leurs vêtements, quittait lui-même les siens et, s’armant d’un martinet, les flagellait. Puis, prenant des épingles, il les enfonçait jusqu’au sang dans la peau de la poitrine de ces malheureuses. Cette manœuvre amenait chez lui l’érection, et lui permettait d’accomplir le coït avec l’une ou l’autre de ses victimes ». De cette jouissance qu’ils ont soin d’installer dans un « en dehors » inquiétant de la sexualité, les psychiatres s’avisent aussi d’élaborer une explication. Pour l’essentiel, cette dernière a les traits d’une genèse des perversions → Fig. 4 : dans l’enfance, une jeune fille, un jour qu’elle était corrigée, a éprouvé une jouissance qu’elle n’a ensuite jamais cessé de rechercher dans la flagellation ; un garçon a vu un jour sa sœur, jupes relevées, fesses nues, recevoir une correction, « cela décida de sa vie génésique ».
Comme cela a été le cas en Angleterre quelques décennies plus tôt – au point qu’on a alors la certitude qu’il s’agit là d’un « vice anglais » –, la flagellation devient aussi, à dater de 1880, un genre à part entière de la littérature pornographique. Plus de 500 titres sont écrits, publiés et diffusés en France avant 1930 : Défilé de fesses nues, Les Conférences expérimentales par le colonel Cinglant, La Femme et son maître, Fouets et martinets, etc. → Fig. 5. Certains éditeurs, comme les éditions Jean Fort, les Éditions parisiennes ou le jeune Carrington, rue du Faubourg-Montmartre à Paris, s’en font une spécialité. S’attachant les services d’auteurs et d’illustrateurs réguliers – au rang desquels Gustave Le Rouge, Louis Malteste, Hector France ou Pierre Mac Orlan –, ils contribuent à fixer les formes de la pratique et à en exciter la ritualisation. Une grande bourgeoise qui vole dans un magasin se voit châtiée par le fouet et y prend plaisir ; une petite dactylo multiplie les inattentions et reçoit une correction qui la remplit d’aise ; une amante veut être fouettée pour « connaître ce qu’on ressent quand on a le feu au derrière » et en retire une jouissance insoupçonnée.
Il y a enfin une intense volonté de dire les pratiques effectives. Enquêtes et études pseudo-savantes se multiplient, qui font de la flagellation un fait de société. Elles classent ceux qui aiment à fouetter et à se faire fouetter, elles suivent la pratique parmi les lesbiennes, chez les institutrices et dans les chambres à coucher, elles rapportent le détail des savoir-faire en vigueur dans les bordels. En témoigne le tableau des ustensiles que donne en 1911 le Dr Fowler : « On se sert généralement de la verge, du bâton, de la cravache, du martinet et du knout. Les masseuses anglaises font beaucoup usage du “tawse”. C’est une bande large en gros cuir, recourbée et ayant à son bout la forme d’une main humaine » → Fig. 6. Quant aux scénarios suivis dans les maisons de rendez-vous, ils sont inventoriés avec soin. L’un d’eux, rapporté en 1904, se présente ainsi : dans une pièce meublée à la manière d’une salle de classe, une femme grimée en maîtresse d’école accueille le visiteur ; ce dernier joue l’écolier paresseux, ne répond pas ou répond mal ; il est mis à genoux, culotte rabattue, et reçoit de grands coups de martinet. Sous couvert d’assouvir un désir de vérité qui mime souvent le désir tout court, ces textes ont pour effet de donner corps à une pratique sexuelle : en expliquant qu’il faut « savoir fouetter », qu’il ne s’agit jamais de « frapper à tort et à travers, comme la brute stupide », mais de « savoir amener, par des coups rapides, tantôt sur une fesse, tantôt sur une autre, l’afflux du sang qui amènera la jolie vicieuse au but qu’elle désire », ils ne font pas que documenter une sexualité et tout le décorum solidifié en elle ; en l’installant à la périphérie des plaisirs ordinaires, ils l’inventent en tant que sexualité singulière.
C’est à ces trois opérations historiques, rabattues l’une sur l’autre, que la flagellation doit d’être devenue une forme particulière du jouir. L’insinuation des scènes de flagellation dans le marché des photographies érotiques, de même que la présence de la fessée dans les petits films muets projetés dans l’antichambre des bordels, témoignent que la pratique a alors sa place dans les manières d’exciter le désir. Mais saisir ce qui a permis la constitution de cette pratique comme sexualité ne suffit pas à comprendre ce qu’elle est effectivement. On n’a pas tort, bien sûr, de la placer sous la coupe des rapports de domination et de violence. Les illustrations sont formelles : celles d’Eric Galton, pour Les Malheurs de Colette (1914), comme celles plus tardives des Gitanes dominatrices de Jim Galding (1935), ou encore celles de Jim Black (Luc Lafnet) pour les Dresseuses d’hommes (1931), montrent la ritualisation des postures de soumission au sein des usages du plaisir → Fig. 7-8. À genoux, à quatre pattes, fesses en l’air, cheveux tirés, mains entravées, ravalé autrement dit à un état d’infériorité, l’homme ou la femme joue à se soumettre ; celui ou celle qui fouette et qui bat se tient au-dessus, le geste ample, dans l’attitude moitié féroce moitié dédaigneuse de celui qui domine. Ce que disent ces scènes, c’est l’institution d’une sexualité qui joue de la domination en outrant ce qu’elle est.
Toutefois, pour en saisir le fondement, il ne suffit pas, comme le soulignait Deleuze lisant Sacher-Masoch, de remarquer que ce genre de plaisir, parce qu’il repose sur un contrat entre celui qui jouit de battre et celui qui jouit d’être battu, appartient à l’ordre des règles morales. En réalité, la flagellation est tout entière traversée par une profanation de la morale de son temps. Pas seulement parce qu’elle contrevient aux gestes chastes et aux jouissances tièdes que la médecine n’a de cesse de recommander dans les chambres à coucher. Mais surtout parce qu’elle prend à sa charge, dans l’ordre des sexualités, la survivance des châtiments corporels au moment même où ces derniers, sous le coup d’un humanitarisme affirmé au fil du xixe siècle, s’effacent à la fois dans l’armée, aux colonies, dans les prisons et à l’école. L’« amour du fouet », ainsi que le montre la multitude des illustrations à travers lesquelles il se dit, mobilise l’imaginaire alors tenu pour rétrograde de la correction : celle du maître de plantation sur ses esclaves, celle du prêtre, celle de l’instituteur sur ses élèves. La flagellation n’est ainsi pas simple plaisir de suspendre ou de renverser l’ordre habituel des choses, la femme devenant bourreau, l’homme petit garçon corrigé → Fig. 9. Elle est plaisir d’aller contre la « civilisation », c’est-à-dire d’abord le devoir de compassion et la disqualification de la cruauté et de la violence, qui s’impose alors en règle commune.
Dans une série d’articles publiés en 1910, un médecin se lance à ce sujet dans une explication d’envergure. S’il y a en France une vogue d’« algolagnie », d’amour de la douleur, c’est parce que, pour certains qui ne s’accommodent ni des mollesses ni des sensibleries du temps, la douleur, infligée ou subie, est, au revers de tout sentimentalisme, promesse d’une pureté des sensations. Et là est le fin mot de l’affirmation, en ces décennies, de la flagellation comme forme de jouissance : elle n’est pas seulement une autre manière de jouir ; elle est l’expression d’un ethos aristocratique qui puise dans les sensations excessives et dans l’expérience de la cruauté, conçue comme pulsion humaine réprimée, le ferment d’un autre rapport à la sexualité → Fig. 10. Dans les romans pornographiques qu’elle produit, dans les enquêtes auxquelles elle soumet la pratique, l’avant-garde cultivée, fascinée par l’anarchie, par Nietzsche et le décadentisme fin-de-siècle – comme le seront, d’une autre façon, Desnos, Bataille et les surréalistes dans l’entre-deux-guerres –, élabore en ce sens quelque chose comme une « théorie » de la flagellation. Cette dernière leur apparaît comme seule jouissance véritable. Dans la douleur et dans la cruauté, l’homme, détaché des convenances et des contentions ordinaires, retrouve la brutalité, la violence et le plaisir des émotions fortes qui forment le fond de bestialité viscérale de ce qu’il est → Fig. 11. Auteur symbolique de cet univers flagellant, Hugues Rebell (Georges Grassal), dandy anti-républicain, un temps proche des monarchistes de l’Action française, y puise le socle d’une « philosophie de la cruauté ». Dans la flagellation, explique-t-il, l’homme du moins ne ment plus. Il cesse de se complaire dans les raffinements de la « culture ». Il est rendu à sa « nature humaine », à « ce besoin de destruction qui le rend comparable à l’animal ». Il retrouve, par là, l’amour du sang et de la violence qui « liés par un lien indissoluble règneront encore longtemps sur l’esprit des hommes ».
Désormais, la flagellation n’a plus l’air qu’elle avait alors. La fessée, ce « jeu sans violence ni humiliation, ou juste avec un peu des deux », comme le dit le récent Osez… la fessée d’un masseur-kinésithérapeute, a gagné l’ordre des sexualités légitimes ; et si l’usage érotique du fouet a été interdit en Angleterre dans les films X, il a une place bien à lui dans l’univers Internet des sites pornographiques, et dans le marché, immense, des jouets sexuels et des jouissances instrumentées. En outre, étant porteuse pour certains groupes sociaux du pouvoir de se constituer contre – et contre la sexualité dominante pour commencer –, la flagellation a pris place dans la spécification des sexualités underground → Fig. 12. Dans sa série de tableaux monumentaux de 1999, Delmas Howe en a fixé l’une des incarnations érotiques les plus flamboyantes : décor industriel, sangles et cagoules de cuir, la flagellation, attachée à l’univers des pratiques « SM », évoque l’homosexualité masculine de groupe. Un pôle soft et ludique, d’un côté ; un pôle hard et puriste, de l’autre : la pratique flagellatoire, diversifiée dans les gestes, les symboles et les désirs qui s’attachent aujourd’hui à elle, ne suffit plus à définir une modalité particulière du jouir → Fig. 13-14. Elle ne cesse pas de rejouer ce moment, lointain à présent, qui l’a vue naître comme sexualité spécifique : produit des jeux sociaux qui organisent les formes du plaisir, elle est une jouissance qui se joue des jouissances instituées.
Source
Christophe Granger, Terrain anthropologie & sciences humaines, 67 | mai 2017 : Jouir ?
Référence papier
Christophe Granger, « Les prospérités du fouet »,Terrain, 67 | 2017, 128-147.
Référence électronique
Christophe Granger, « Les prospérités du fouet », Terrain, 67 | mai 2017, mis en ligne le 25 août 2017, http://journals.openedition.org/terrain/16163 ; DOI : 10.4000/terrain.16163