Le doute dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler du doute dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
Enfants, nous croyons spontanément nos parents, qui en profitent pour nous faire croire au Père Noël. Plus tard, nous découvrons petit à petit à nos dépens que le monde grouille de menteurs et de charlatans. Nous apprenons alors à douter des autres, y compris des personnes dites “expertes” ou qui font figure d’autorité.
Nous avons tous des convictions inébranlables issues de nos lectures, de nos conversations, mais peut-on s’y fier ?
Beaucoup sur le net BDSM sont enclins à vivre ou à avoir vécu des relations qui n’existent ou qui n’ont jamais existé, pour la seule raison qu’elles font sens. Ces individus s’attribuent l’objet, les connaissances, les expériences, les anecdotes, les histoires, les faits de leurs lectures, conversations… Ces individus croient voir des corrélations en réalité illusoires, y compris dans nos domaines de compétences ! Il ne faut accorder de crédit qu’à ce qui est bien démontré par des arguments solides, non ?
“Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement !”, écrivait le philosophe allemand Emmanuel Kant. Cette devise qu’il définissait comme celle des Lumières s’inscrit dans tout projet philosophique. Philosopher, c’est d’abord penser par soi-même, s’arracher aux opinions toutes faites et aux dogmes pour les interroger et les mettre à l’épreuve de la raison. En ce sens, rappelle Kant, penser par soi-même, c’est congédier la peur et la lâcheté pour prendre le risque de la liberté.
Cela peut sembler une excellente idée, mais il n’est pas évident de juger de la pertinence d’un argument logique. Ne serait-ce que parce que cela suppose usuellement des connaissances qui bien souvent font défaut. Chaque BDSMiste développe sa propre logique, et une preuve solide en histoire n’a pas beaucoup de rapport avec une preuve solide en acte. Les méthodes diffèrent, les arguments aussi. De l’extérieur, il est difficile de bien mesurer la portée d’un argument dans un domaine qui nous est peu familier. D’autre part, les erreurs de logique sont nombreuses et il est parfois malaisé de les déceler. Les fameux sophismes, arguments fallacieux d’apparence logique, foisonnent et sont fréquemment utilisés par des manipulateurs dans le BDSM ou dans les cordes.
Pourtant, il faut reconnaître que nous ne savons rien avec certitude et que dès lors, le mieux est de suspendre son jugement et de n’affirmer rien. Timon de Phlionte, disciple de Pyrrhon, enseigne que la suspension du jugement mène à l’aphasie (on n’affirme plus rien), puis à l’ataxie (le bonheur de n’avoir aucun trouble).
Il y a bien des avantages dans le doute : ne pas se faire rouler dans la farine, ne pas succomber aux sirènes des manipulateurs, ne pas se tromper ; mais le prix à payer est pesant : l’ignorance totale. Le rejet de toute confiance, que ce soit en l’autre quel qu’il fût, en son propre jugement et même en tout argument logique, abolit la raison et empêche d’agir.
Il faut comprendre que les contenus subjectifs de l’expérience bien souvent échappent à l’investigation rationnelle.
Il faut instiller le doute ! Il ne s’agit pas de se poser des questions pour la forme. Il s’agit de réellement s’interroger, d’instiller le doute pour dissiper idées reçues, idées transmises, idées lues, idées entendues et dogmes. Il y a néanmoins plusieurs manières d’user du doute. Le doute, même s’il peut être radical, n’est le plus souvent qu’une étape sur la voie de la connaissance.
Les affaires BDSMistes sont caractérisées par des « îlots de certitude dans un océan d’incertitude » (Arendt). Le BDSMiste des sociétés hypermodernes « ne sait plus à quel sens se vouer » (Gauléjac). La croyance n’évince pas l’incertitude. Son observation révèle qu’elle est en général caractérisée par le mouvement, le doute et l’oscillation (Piette). Le rapport au doute peut cependant prendre diverses formes, de l’acceptation comme partie intégrante de la croyance ( je doute donc je crois), aux tentatives de réduction ou d’évitement, dans une recherche de BDSM pur ou de cordes pures (Roeland), voire de rigidification.
On peut envisager la croyance comme un « croire en acte » et pas seulement comme un « assentiment à une proposition que l’on tient pour vraie » (Engel).
Le doute fait partie de la foi, dit-on, mais peut-il être considéré dans ce contexte autrement que comme un symptôme ? Qu’est-ce que douter et de quoi doute-t-on ? On peut certes douter de tout jusqu’au point où il n’y a plus qu’une seule chose indubitable : la mort (il n’y a de certain que la mort).
Le BDSM et les cordes attachent une grande attention au comportement, à l’attitude, au langage et au sens des mots. Pour penser correctement par soi-même, il faut être au clair sur l’usage que l’on fait des termes et au sens qu’on leur donne, comme il faut être clair aussi sur ce que l’on veut.
Penser par soi-même, c’est aussi se poser des questions. Pour une personne soumise, elle pourrait se poser les questions suivantes : Que m’est-il permis de faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’attend-il de moi ? Comment puis-je anticiper ses demandes ? Comment améliorer davantage ma maîtrise de ma soumission ? Comment mieux m’oublier pour mieux servir le Maître ? etc. Pour une personne dominante : Comment la sécuriser davantage ? Comment la protéger davantage ? Où dois-je conduire notre relation ? Comment améliorer davantage ma maîtrise de notre relation ? Comment améliorer davantage ma maîtrise de mes pratiques ? Comment mieux m’oublier pour mieux servir la relation ?
Il faut se rappeler que dans le BDSM, les réponses sont plus essentielles que les questions, et chaque réponse devient une nouvelle question.
Pour conserver les avantages du scepticisme sans payer le prix de l’ignorance, il faut développer l’art d’un doute raisonnable : l’esprit critique. Plutôt que de renoncer à toute confiance, il vaut mieux plutôt de réguler sagement notre confiance en fonction de la fiabilité de la source, de l’argument ou de notre jugement.
Suite de l’article dans la prochaine publication qui parlera de l’esprit critique.
Source : Audrey Bedel, Vincent Citot, Nicolas Gauvrit, Anne-Sophie Lamine, Sophie de Mijolla-Mellor
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