La notion d’engagement dans le BDSM ou dans les cordes
Note : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique; ils ont à la fois valeur d’un féminin et d’un masculin.
Plusieurs des décisions majeures que nous prenons au cours de notre vie impliquent des choix difficiles dont nous tentons de mesurer les avantages, les coûts et les compromis associés. De tels choix surviennent autant dans les sphères académique et professionnelle de la vie que dans les sphères personnelle ou BDSM : les gens se trouvent fréquemment confrontés à une question qui provoque parfois de la confusion, de la crainte ou de l’incertitude, mais à laquelle personne n’échappe en bout de ligne : va-t-on s’engager ou non ? Et peu importe la réponse qui ressort des délibérations intérieures évoquées par cette question, les décisions qui en découlent ont généralement un impact important sur l’ensemble du fonctionnement personnel qui s’ensuit.
Il va falloir se poser un certain nombre de questions, la réponse à une causalité : quelles sont les raisons qui nous pousse, nous attire vers cet engagement ? Il faut comprendre par quels moyens, pour quelles raisons et dans quelles circonstances, on parviendra à développer et à maintenir cette persistante de conduite envers l’autre.
Le fait de connaître et de bien saisir le construit d’engagement peut éclairer à plusieurs égards la compréhension que nous avons de l’attirance que nous avons pour l’autre. Ainsi, le fait de connaître et de comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’engagement permet de favoriser un niveau d’engagement optimal et, par le fait même, d’augmenter la probabilité d’atteindre un niveau de bien-être plus élevé.
Il y a une structure psychologique sous-jacente à l’engagement, c’est-à-dire les dimensions affectives, cognitives, comportementales et/ou motivationnelles qui le composent.
Histoire de mots
“Engager” a d’abord signifié, conformément à l’étymologie, mettre en gage. Ce sens existe toujours dans la langue française. Au XVIe siècle, le verbe a pris le sens figuré de faire pénétrer dans quelque chose, avec l’idée d’un espace occupé, d’une liberté empêchée. Ainsi dit-on encore que l’enfant a “engagé le doigt” dans le trou d’une serrure ; au rugby, on engage le ballon dans la mêlée. Les usages ultérieurs sont issus de ces deux sens : mettre en gage et faire pénétrer. Chez Montaigne (seconde moitié du XVIe siècle), “engager” signifie faire entrer dans une situation contraignante, donner pour caution sa parole, ainsi que lier par une promesse. Ainsi dira-t-on : engager quelqu’un par le mariage.
“Engager” possède les deux sens contenus dans l’idée d’introduction : celui de faire pénétrer (introduire le doigt dans une serrure), et celui de commencer (introduire un ouvrage). Une colonne engagée (un pilastre) est un élément d’architecture qui constitue une espèce de début de colonne : ce n’est pas une véritable colonne, mais un relief de colonne dont le mur est le support. Au début du XVIIe siècle, le verbe “engager” prend le sens de recruter : on engage un volontaire dans la troupe, on engage un domestique. Celui qui est engagé doit un service.
Ce n’est qu’au XXe siècle qu’ ”engager” a pris le sens d’entrer dans une action, et, dans sa forme pronominale ( “s’engager” ), celui de prendre position sur des questions politiques. C’est de ce dernier sens qu’est issu l’usage spécifique du terme d’engagement. Le participe passé “engagé” qualifie celui qui s’est mis au service d’une armée ou d’une cause. On parle ainsi de théâtre engagé, de littérature engagée.
Les sens du substantif “engagement” ont suivi une évolution parallèle à ceux du verbe “engager” . Très tôt, au Moyen Âge, le mot a un usage juridique et renvoie à l’action de mettre quelque chose en gage, de lier par un contrat puis de se lier par une promesse. À partir de la fin du XVIe siècle, il désigne ce qui pousse quelqu’un à agir d’une certaine façon, ainsi que l’état de celui qui est engagé dans une liaison, et une situation sociale qui implique des obligations. L’engagement est alors le fait de participer à une œuvre ou à une entreprise en échange d’un paiement ou d’un salaire (les gages). Nos modernes contrats de travail sont les héritiers de cet “engagement” .
Le mariage était conçu comme un engagement réciproque pour la durée de la vie ; les fiançailles ont aussi été désignées par le terme d’engagement.
Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, avec les guerres de la Révolution et de l’Empire, le terme d’engagement signifie l’introduction d’une unité militaire dans une bataille et aussi cette bataille même. Ce double sens se retrouve dans l’usage politique contemporain de l’engagement qui signifie à la fois la décision d’agir en faveur d’une cause qu’on a choisi de défendre, et l’action enclenchée par cette décision. Nous retrouverons ce double sens à propos de la temporalité complexe de l’engagement, qui s’inscrit ou bien dans l’instant du choix ou de la décision, ou bien dans la durée plus ou moins longue de l’action.
Ce n’est qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec des écrivains comme Sartre et Camus, que le terme d’engagement a fini par désigner l’attitude de l’intellectuel qui met sa pensée et ses écrits au service d’une cause.
Notons pour mémoire qu’en psychologie sociale (la discipline scientifique qui étudie le comportement de l’individu en société), l’engagement désigne l’ensemble des conséquences d’un acte sur le comportement et les attitudes des gens, l’idée étant que c’est la situation qui détermine ce comportement et ces attitudes, et non le caractère des individus.
Un autre usage, que nous notons également pour mémoire, est économique. L’engagement désigne l’ensemble des participations prises par une personne dans une entreprise ou dans le capital d’une société. Dans le langage de la finance, l’engagement ( “exposure” en anglais) est le terme désignant la proportion d’actifs investis dans un secteur donné. Ainsi un portefeuille d’actions d’une valeur totale d’un million d’euros, avec 100 000 euros d’actions dans un organe de presse, a un engagement de 10% dans ce secteur.
Remarquons, pour terminer avec cette question de vocabulaire, que dans les autres langues le terme signifiant engagement ne vient pas du gage mais de l’idée de commission (d’où “commitment” en anglais, “compromisso” en italien), qui signifie à la fois le mouvement d’envoi (la mission) et la relation. Ainsi compris, l’engagement, qui est à la fois mission et promesse, lie d’une part le sujet qui s’engage au jugement d’autrui qui vérifiera si l’engagement est tenu, d’autre part le présent de l’acte au futur de l’action de s’engager.
La Théorie de l’engagement
En philosophie, Peter Kemp définit « l’engagement comme un attachement, une action par laquelle l’homme se lie à lui-même » . C’est par cette action que va « se créer le verbe intransitif et réfléchi s’engager qui souvent devient synonyme de s’obliger. L’engagement devient une mise en jeu de soi-même : je me lie moi-même pour l’avenir. D’où enfin le contraire de l’engagement : le dégagement qui indique le retrait du gage.«
“En psychologie sociale, l’engagement désigne l’ensemble des conséquences d’un acte sur le comportement et les attitudes. La notion d’engagement est notamment associée aux travaux de Kiesler dans les années 1960 et, plus récemment à ceux de Joule et Beauvois. L’engagement peut être considéré comme une forme radicale de dissonance cognitive.” Wikipédia
Kiesler (1971) estime que l’engagement est une variable continue et à laquelle on ne peut donner une réponse par oui ou par non. Ce qui implique que les gens sont plus ou moins engagés dans un comportement et non pas simplement engagés ou non engagés. C’est ainsi qu’il précise que “l’engagement pourra être pris dans le sens de ce qui lie l’individu à ses actes” (Kiesler et Sakumura 1966, p 349). Kiesler (1971) va dégager le caractère interne de l’engagement, et le degré d’implication du sujet dans son acte qui sera essentiellement déterminé par l’importance que revêt l’acte pour le sujet.
Tandis que Beauvois et Joule (1981,1996), font plutôt référence à un engagement de type externe, à travers la situation dans laquelle est impliqué l’acte problématique. A savoir cet engagement serait déterminé par les conséquences de l’acte, le caractère explicite de cet acte, son caractère public, sa répétition, son coût (argent, temps…) et son irrévocabilité seront autant de critères qui joueront sur la manipulation de la variable engagement. Ils vont aussi rajouter le contexte de liberté de l’engagement, qu’ils reprendront à Kiesler. De plus, Joule et Beauvois proposent de regrouper la soumission forcée et la soumission sans pression dans un même paradigme théorique : “la soumission librement consentie” .
Cette expression traduit le paradoxe dans lequel se situent les sujets : ils ont à se soumettre volontairement. De ce fait, analyser une situation de soumission librement consentie revient alors à s’intéresser à deux types d’effets : les effets cognitifs et les effets comportementaux.
La nature de l’engagement
Le sociologue allemand Norbert Elias écrit : “La possibilité de toute vie de groupe ordonnée repose sur l’interaction, dans la pensée ou l’activité humaine, d’impulsions dont les unes tendent vers l’engagement et les autres vers la distanciation.“ Du point de vue général d’une sociologie de l’action, en effet, le comportement des individus se détermine selon une double polarité : l’implication d’un côté, la différence de l’autre, l’adhésion d’une part, le retrait d’autre part. Mais l’humanité ne se divise pas entre ceux qui s’engagent et ceux qui ne s’engagent pas, la division passe par le comportement d’un même individu qui, selon les situations et les circonstances, selon ses motivations et ses objectifs, s’engage ou ne s’engage pas.
L’action de s’engager présente quelque chose de paradoxal, sinon de contradictoire. Elle doit en premier lieu être issue du libre choix de l’individu, faute de quoi elle perd tout sens et toute valeur. Celui qui a reçu l’ordre de rejoindre une caserne ou de partir à la guerre ne s’est pas, précisément, engagé. Mais si la décision de s’engager est libre, elle aboutit à un ensemble de contraintes qui, vues de l’extérieur, apparaissent comme des servitudes, c’est-à-dire comme le contraire même de la liberté. L’engagement est un acte volontaire, mais un acte d’assujettissement. La langue commune exprime bien cette dualité de points de vue : on tient son engagement (c’est son caractère libre et actif), mais on est tenu par lui (c’est son caractère contraint et passif). Que ce soit l’engagement des citoyens dans un parti politique, des jeunes gens dans le mariage, des bénévoles dans une organisation non-gouvernementale, ou deux personnes dans une relation BDSM, on retrouve cette coexistence de la liberté et de la servitude.
Lorsque la dimension de servitude l’emporte sur celle de liberté, c’en est fini de l’engagement. C’est toute la différence qui sépare l’engagement du militantisme. Dans l’engagement, on ne s’autorise que de soi-même, tandis que le militant est au service d’un programme déjà établi.
“Ce que l’existentialisme a à cœur de montrer, écrit Sartre, c’est la liaison du caractère absolu de l’engagement libre, par lequel chaque homme se réalise en réalisant un type d’humanité, engagement toujours compréhensible à n’importe quelle époque et par n’importe qui, et la relativité de l’ensemble culturel qui peut résulter d’un pareil choix.” Sartre, qui conçoit l’existentialisme comme une philosophie de l’engagement, y voit la conjonction du caractère de liberté et du caractère absolu de l’engagement, ainsi que de l’universalité du fait de s’engager et de la particularité de son contenu. S’engager, c’est toujours s’engager pour une certaine cause, dans certaines situations déterminées. Il n’y a pas d’engagement dans l’abstrait. “Lorsque l’existentialisme parle de condition humaine, écrit encore Sartre, il parle d’une condition qui n’est pas encore vraiment engagée dans ce que l’existentialisme appelle des projets et qui, par conséquent, est une précondition. Il s’agit d’un préengagement et non d’un engagement ni d’une véritable condition.”
Il n’y a pas d’engagement sans responsabilité. Celui qui s’engage doit pouvoir répondre de lui-même pour la cause qu’il a choisie. La responsabilité, qu’elle soit morale ou juridique, c’est le fait de pouvoir répondre de soi-même à quelqu’un pour quelque chose. Or il n’y a pas de responsabilité sans liberté. Il n’y a pas non plus de responsabilité sans conscience réflexive et sans le sentiment de faire partie d’une communauté humaine. C’est pourquoi l’engagement le plus personnel n’a jamais un sens uniquement personnel. Dans une relation BDSM, l’engagement de l’un vers l’autre est aussi un engagement dans une communauté BDSM.
“Un écrivain est engagé, écrit Sartre, lorsqu’il tâche de prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi.” Le mot “embarqué” , qu’Albert Camus reprendra lui aussi à son compte, vient de Pascal. Ce que veut dire Sartre, c’est que l’engagement n’est pas une affaire d’affect (sentiment ou émotion) mais de pensée. Un engagement qui se serait déclaré sur un “coup de tête” n’aurait ni sens ni valeur. Héraclite (un philosophe grec ayant vécu au VIe siècle avant Jésus-Christ) disait qu’il y a hommes éveillés et des hommes en sommeil. Celui qui s’engage est un homme éveillé.
Comme le don, ou la promesse dont il est si proche, l’engagement est une action performative : il faut dire ou se dire “je m’engage” pour s’engager. L’engagement n’est pas un acte constantif, mais un acte permofatif. Ce n’est pas le constat d’un état de fait, mais une véritable action, lorsque je m’engage, je transforme un état de chose, j’effectue l’acte de donner.
L’engagement est un acte introductif : il fait pénétrer un agent dans l’espace social, et il est fondateur d’une série indéfinie d’actions, qui seront autant d’engagements. Ce caractère de commencement, qui peut être soudain, différencie l’engagement de l’activisme qui paraît s’exercer depuis toujours de façon naturelle.
Il n’y a pas d’engagement sans cause. Et l’engagement est l’action type qui montre la nécessaire conjonction entre la cause entendue comme causalité (la cause de la crise), et la cause entendue comme objectif ou idéal (défendre une cause). Dans l’engagement, le “pourquoi” est inséparable du “pour quoi” . Le “pourquoi” se trouve dans le passé, le “pour quoi” dans le futur, il y a cette notion diachronique, l’engagement a donc un “avant” et un “après” . La notion d’idéal y est essentielle, l’engagement a un sens existentiel, il implique une certaine conception de la justice et de la vie bonne.
Celui qui s’engage s’expose dans l’espace public, qui est l’espace de la politique (dans le sens grec “polis” : citoyen). Que l’on songe à l’usage du verbe en peinture : un tableau exposé est offert au regard de tous. L’engagement est une exposition. On expose notre engagement notre relation au regard des autres, de la communauté BDSM, on s’expose donc aussi à la critique.
Conclusion
On peut donc voir par cette petite étude de l’engagement que s’engager dans une relation BDSM, n’est pas un jeu, un “game” . Dans la vie vanille, on parle de “sortir avec” il n’y a qu’un pseudo engagement affectif, dans le BDSM, dans les cordes, l’engagement n’est pas une affaire d’affect, mais une affaire de pensée, elle a aussi une valeur performative. L’engagement est un acte diachronique, un acte introductif, on s’introduit dans une communauté, dans une société BDSM ou de cordes. Dans une relation BDSM, on ne s’engage pas uniquement envers l’autre, on s’engage, on s’expose aussi envers la communauté, la société dans laquelle on évolue. Dans l’engagement il y a une coexistence entre la liberté et la servitude. La personne soumise sert la personne Dominante, la personne Dominante sert la relation, on peut donc dire que la personne soumise est soumise à la personne Dominante et que la personne Dominante est soumise à la relation. la personne soumise est libre, a toute sa liberté dans sa soumission, ce qui lui permet d’aller vers une soumission active. la personne Dominante est libre, à toute sa liberté de faire évoluer la relation dans la direction et le sens qu’elle veut pour leur couple BDSM.
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