La morale dans le BDSM ou dans les cordes
Note : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique; ils ont à la fois valeur d’un féminin et d’un masculin.
Le développement moral
À mesure que l’on grandit, il y a non seulement un développement de nos facultés intellectuelles, mais aussi à un raffinement de notre attitude envers nos semblables. On parle de développement moral pour désigner cette capacité de plus en plus grande de prendre en compte la perspective des autres avant de choisir un comportement.
Pour Jean Piaget, le développement moral d’une personne se fait à travers ses interactions sociales qui amènent l’individu à découvrir des solutions équitables pour tous.
L’attitude égocentrique d’une personne dans le BDSM ou dans les cordes, s’explique par le fait qu’il voit le monde BDSM ou des cordes de son seul et unique point de vue et qu’il est, qu’il se sent en position d’infériorité devant autrui qui impose certaines codes, règles, valeurs et principes.
Je distingue les codes, règles, valeurs et principes de la manière suivante :
- les codes : ce sont des recueils de lois (exemple : Code civil, code de la route…) ;
- les règles : Au sens moral, une règle est un principe de vie en société. les règles sont les conventions adoptées par les participants à une activité. La règle désigne le règlement qui organise l’activité ;
- les valeurs : elles font références à des attributs et des perceptions que l’on partage avec des membres de son groupe social, communauté. on pourrait dire que ce sont des “codes au sein d’un groupe” de personne ;
- les principes : ils reflètent une position que l’on prend sur des questions que l’on pense, que l’on trouve fondamentales.
Exemple : il existe le code de la route, et nous avons tous nos valeurs dans les conduites sur la route, les lyonnais ne conduisent pas comme les parisiens ni comme les corses… Mais nous avons tous individuellement nos principes au volant. Si je vais tourner sur un circuit automobile avec ma voiture, je dois respecter le règlement (les règles) du circuit automobile ou je vais.
En interagissant de plus en plus avec les autres cependant, cette personne passe de cette attitude morale qui lui est dictée par les autres à une position morale plus autonome. Il devient alors capable de considérer les codes, règles, valeurs et principes de manière critique et d’appliquer ces codes, règles et/ou valeurs sélectivement au nom d’objectifs mutuels et de désir de coopération.
En extrapolant Piaget (1896 – 1980), le rôle de l’éducateur dans le BDSM serait donc de fournir à la personne soumise des situations de problèmes moraux à résoudre plutôt que de lui transmettre les règles de la société telles quelles, aussi bonnes soient-elles. Piaget refusait donc l’idée, avancée entre autres par le sociologue Émile Durkheim, que les jugements moraux viennent aux individus à mesure qu’ils adoptent les normes de leur société.
Un autre chercheur important qui a exploré les différences entre les jugements moraux est Lawrence Kohlberg (1927 – 1987). Inspiré par Piaget, Kohlberg soumettait à ses sujets des dilemmes moraux et s’intéressait moins aux valeurs véhiculées par les réponses qu’aux arguments invoqués pour les justifier. En analysant ceux-ci, il en est venu à distinguer trois grands niveaux différents pour le développement du jugement moral :
- la moralité préconventionnelle
À ce niveau, l’individu n’a pas encore pris conscience des conventions sociales et n’en tient tout simplement pas compte. Il juge plutôt si une action est bonne ou mauvaise en se référant aux conséquences qu’elle va avoir sur lui. La question qui domine au début de ce niveau est : serais-je puni ? Et par la suite : serais-je récompensé ? La conduite de l’individu est donc directement liée à l’autorité des éducateurs. La moralité préconventionnelle s’observe surtout sur les néophytes, les débutants.
- la moralité conventionnelle
Il prend place à partir du moment où l’individu prend conscience du fait qu’il existe dans la société des conventions qu’il faut respecter. La préoccupation centrale devient donc dans un premier temps : que va-t-on penser de moi ? Puis, un peu plus tard : et si tout le monde faisait comme moi ? Les gestes qui sont considérés comme bons sont donc ceux qui maintiennent l’ordre social ou qui répondent aux attentes de ses semblables. C’est essentiellement ce désir qui pousse les individus à se conformer et à être grandement dépendant de l’opinion des autres.
- la moralité postconventionnelle
Elle amène des conduites qui vont au-delà des conventions de la société. Ce sont les personnes qui développent leur esprit critique sur le BDSM ou sur les cordes, les personnes qui entrent dans une philosophie de vie, un art de vivre dans le BDSM ou dans les cordes.
Kohlberg raffine chacun de ces trois niveaux en les subdivisant chacun en deux pour obtenir ainsi six phases dans le développement moral de l’individu.
Kohlberg a un peu plus tard décrit un dernier stade, appelé mystique, qui désigne un stade méta-éthique : le sujet devient capable de problématiser toute action ou intention en se demandant pourquoi celle-ci pourrait être morale.
Cette modélisation du développement moral, bien qu’elle soit critiquable à bien des égards, à l’intérêt de rappeler certaines lignes de force qui structurent le cheminement d’un individu pour construire son rapport aux autres.
Kohlberg a élaboré ses trois grands niveaux de moralité et ses six stades moraux particuliers en s’appuyant sur des dilemmes moraux. Or le propre du dilemme moral est de placer l’individu devant le choix d’un jugement ou d’une action qui n’est pas sans conséquence pour autrui. C’est pourquoi certains ont avancé que l’on ne peut pas véritablement parler de stades moraux aux stades 1 et 2 parce que l’individu est encore trop centré sur lui-même.
Certains psychologues croient pour leur part que les renforcements positifs et négatifs que reçoit un individu auraient davantage d’influence sur son développement moral qu’une progression naturelle par stades comme celle proposée par Kohlberg.
Les travaux de Kohlberg ont aussi soulevé plusieurs questions sur le plan méthodologique. Par exemple, lorsqu’un personne affirme qu’elle ferait telle ou telle chose après la lecture d’un dilemme moral, agirait-elle nécessairement de la sorte si ce dilemme se présenterait réellement à elle ? Autrement dit, notre action n’est-elle pas influencée par bien d’autres facteurs que notre seul jugement moral sur celle-ci (pressions sociales, dépendances, peur, etc.) ?
Et qu’en est-il des différences entre les Dominants et les soumis ? Les Dominants sont-ils à un stade moins élevé que les soumis ?
(pour aller plus loin dans cette réflexion, je vous propose de lire : Revue d’éthique et de théologie morale)
Carol Gilligan (née en 1936) a été la première à faire remarquer que, les interviews de Kohlberg ayant mené à l’élaboration de ses stades ne comportant que des hommes, il était fort possible qu’ils soient biaisés en leur faveur. En écoutant de nombreuses femmes, Gilligan s’est aperçu qu’une moralité s’appuyant sur la sollicitude ( « morality of care » , en anglais) remplaçait bien souvent chez la femme la moralité du droit et de la justice prépondérante chez l’homme et adoptée par Kohlberg.
En fait, Gilligan s’est aperçu que tant chez les hommes que chez les femmes, il semble y avoir toujours deux injonctions dans les jugements moraux : l’injonction de ne pas traiter les autres injustement (basée sur la justice), et l’injonction de s’occuper de quelqu’un dans le besoin (basée sur la sollicitude). Les travaux de Gilligan ont donc eu un impact non négligeable en montrant que l’attention aux autres constitue une composante fondamentale de notre raisonnement moral.
D’autres travaux, menés ceux-là par Elliot Turiel (née en 1938) et ses collègues, ont permis d’établir une distinction entre d’une part le développement moral de l’individu et d’autre part des domaines de compétences sociales comme celui des conventions par exemple. Pour eux, cette distinction se fait naturellement à mesure que l’individu découvre différentes formes d’expériences sociales associées à ces deux catégories d’événements sociaux.
Les événements à contenu moral sont ceux qui ont un effet direct sur le bien-être d’autrui, comme le frapper ou le voler. À l’opposé, les actions qui dépendent de conventions sociales n’ont généralement pas d’effets intrinsèques sur la personne, comme le fait d’appeler un maître «Maître» , «Monsieur» , de le vouvoyer ou simplement en utilisant son prénom ou de le tutoyer. Le fait que dans un contexte social donné, l’une de ces formules soit considérée comme meilleure qu’une autre montre tout de même que les conventions sociales jouent un rôle important pour faciliter les rapports sociaux.
L’apport de Turiel à notre compréhension du développement moral a été de montrer que la moralité et les conventions sociales suivent deux voies de développement parallèles, plutôt qu’une seule comme l’avait présupposé Kohlberg. Toutefois comme le moindre événement social prend place au sein d’un ensemble social plus vaste, chaque raisonnement moral s’inscrit non seulement dans le cadre de certaines conventions, mais aussi dans le cadre plus large d’un contexte historique et culturel particulier.
Le développement cognitif
Alors que le développement cognitif de l’être humain était pour Piaget un processus dont la motivation première provenait de l’intérieur de l’individu, le développement de la cognition provient plutôt de l’extérieur de l’individu pour Vygotsky (1896 – 1934).
Piaget utilise le terme “constructivisme” pour décrire son approche puisqu’il considère que l’acquisition des connaissances est un processus d’auto-construction continuel tout au long de la vie. Il parle aussi “d’interactionnisme” pour souligner l’interaction constante entre l’hérédité et l’environnement dans les processus de développement.
Pour Piaget, la connaissance est ni plus ni moins qu’une fonction biologique qui prend la forme d’une structure cognitive singulière chez chaque individu. Cette structure émerge de l’action et se développe soit en assimilant les nouveautés à des schèmes déjà établis dans cette structure, soit en accommodant sa structure aux nouveautés qui ne s’y intègrent pas.
Car contrairement à ce que Piaget posait avec ses stades de développement, il existe pour les tenants de l’école de Vygotsky une différence entre ce qu’une personne peut réaliser seul et ce qu’il est capable de faire avec l’aide d’une personne expérimenté (mentor). Ce phénomène a reçu le nom de “zone de développement proximal” et traduit la distance qui existe à tout moment entre les connaissances effectives d’un individu, et celles qu’il peut acquérir sous la supervision d’un mentor ou en côtoyant d’autres pratiquants.
Si certains, comme Vygotsky, ont mis l’accent sur le milieu social comme principal moteur du développement cognitif, d’autres ont voulu attirer l’attention sur l’importance de l’affectivité dans le développement harmonieux du psychisme humain.
C’est le cas par exemple de Stanley Greenspan (1941 – 2010) croit que l’intelligence est structurée par l’expérience affective. Pour lui, les émotions jouent un rôle central dans l’apprentissage de nos facultés intellectuelles, contrairement à la conception classique du développement de la pensée qui dissocie émotion et raison.
Il s’agit donc d’une vision du développement dont l’essence va à l’encontre de celle de Piaget et qui pousse encore plus loin que Freud le poids des expériences émotives précoces dans le développement de nos facultés intellectuelles et sociales.
En extrapolant Greenspan, une personne soumise, pour bien se développer, aura besoin d’un environnement sûr et sécurisant où il peut développer une relation avec un Dominant stable et protecteur. Ces interactions riches et continues qui commencent dès le début de leur relation pourront ensuite devenir de plus en plus complexes et subtiles. La personne soumise pourra alors expérimenter, trouver des solutions, prendre des risques, échouer, rechercher autre chose. Tout cela à l’intérieur de limites et de structures clairement établies par le Dominant.
Les affects, loin de constituer un obstacle à la logique et à la clarté de pensée, constitue donc ici la “colle” qui lie tous les aspects du développement intellectuel et social. En fait, les concepts abstraits sont souvent des catégorisations provenant d’expériences émotionnelles dans le monde réel. La raison pour laquelle la personne soumise a besoin d’aimer.
Ce principe s’étendrait selon Greenspan à des concepts encore plus abstraits comme la justice par exemple. Un BDSMiste devra étudier les règles par lesquelles sa société codifie ce concept, mais sa connaissance intime de ce que signifie la justice lui viendra de sa vie personnelle et de son expérience d’avoir été traité de manière équitable ou injuste.
Dans le modèle de Greenspan, il est donc primordial que la personne soumise développe le sentiment de son individualité. C’est à travers cette sensation d’être lui-même et pas une autre personne que la personne soumise devient capable de désirer et d’avoir des intentions. Il convient donc de favoriser par tous les moyens ce qui amène la personne soumise à construire ce sentiment de sa propre personnalité.
Les périodes critiques
Les circuits nerveux de notre cerveau sont à la fois déterminés par des instructions génétiques et à la fois par les expériences issues de notre environnement. L’influence de l’environnement sur notre cerveau varie cependant en importance selon notre âge. L’environnement a par exemple beaucoup plus d’impact sur le système nerveux chez un débutant, néophyte que chez une personne expérimentée.
Dans certaines situations, les voies neuronales sont en effet très sensibles aux influences de l’environnement. On parle de périodes critiques pour désigner l’intervalle de temps durant lequel un véritable remodelage des voies cérébrales est possible.
Les périodes critiques ont toutes en commun certaines propriétés fondamentales. Elles comprennent tout d’abord une fenêtre temporelle durant laquelle un comportement donné manifeste une grande sensibilité à des influences environnementales spécifiques. Ces influences sont même nécessaires au développement normal du comportement en question. Quand la période critique est terminée, le comportement n’est plus affecté de façon significative par la présence ou l’absence des stimuli environnementaux. Le corollaire de ceci étant que le défaut d’exposition aux stimuli appropriés durant la période critique est difficile voire impossible à compenser ultérieurement.
La présence d’une période critique ne signifie pas pour autant que l’expérience n’a plus par la suite d’effets sur le développement cérébral subséquent. Seulement que certains grands réarrangement deviennent alors plus difficiles, voire impossibles, parce que des modifications irréversibles ont eu lieu au niveau synaptique.
Une personne privée de l’usage d’un sens durant une certaine période peut ainsi avoir par la suite des lacunes permanentes au niveau de ce sens si elle en retrouve l’usage.
La privation affective et la maltraitance durant certaines périodes peuvent aussi avoir des répercussions irréversibles sur l’équilibre affectif. Les premiers mois d’une soumission peuvent être considérés comme une période critique en ce qui concerne les voies neuronales impliquées dans la formation des liens socio-affectifs avec les personnes Dominantes. Si la personne soumise débutante est exposée à des expériences négatives répétées durant cette période, il se peut que son équilibre socio-affectif demeure fragile pour tout le reste de sa vie de soumise et que cette personne soit sujette à des épisodes d’anxiété ou de dépression.
De nombreux travaux ont montré que ces troubles de l’humeur s’accompagnent d’une hyperactivité de l’axe hypothalamo-hypophysio-surrénalien (HPA). Celui-ci est directement impliqué dans le contrôle du stress : les taux sanguin de cortisol, comme ceux de CRH au niveau du liquide céphalo-rachidien, sont élevés chez les individus sévèrement déprimés.
L’activation des récepteurs aux glucocorticoïdes de l’hippocampe (siège de la mémoire à long terme) par le cortisol a un effet de rétroaction négative sur l’activité de l’axe hypothalamo-hypophysio-surrénalien. Chez les personnes ayant subi des carences affectives durant la période critique des trois premiers mois, cette boucle de régulation est perturbée, ce qui explique l’hyperfonctionnement de cet axe neuro-endocrinien et le stress chronique qui lui est associé.