L’emprise dans le BDSM (1er volet)
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de l’emprise dans le BDSM selon mon point de vue.
Note 3 : C’est le premier volet d’une série de quatre articles.
Selon Alain Ferrant : “L’emprise est habituellement associée aux idées de contrainte, de force et de puissance. Dans sa dimension psychanalytique, elle renvoie à une domination intellectuelle, affective et physique. Dans le monde des « psys », l’emprise n’a pas bonne presse. Elle colporte un parfum de psychopathologie marqué par une pulsionnalité anale serrée et des comportements pervers.”
On peut retrouver trois courants sémantiques issus du terme emprise :
- Le sens ancien (utilisé en droit) : l’idée de prise, de capture ou encore de saisie qui, en langage juridique, désignait une atteinte portée par l’administration à la propriété privée immobilière. Il s’agit donc d’une action d’appropriation par dépossession de l’autre.
- le sens commun : c’est un ascendant intellectuel ou moral exercé par quelqu’un ou quelque chose sur un individu. Autrement dit, elle introduit la notion de domination dans la relation d’emprise. Ce second courant sémantique suggère l’exercice d’un pouvoir suprême, dominateur, voire tyrannique par lequel l’autre se sent subjugué, contrôlé, manipulé, en tout état de cause maintenu dans un état de soumission et forcément, l’autre ressent une dépendance plus ou moins avancée.
- Le sens étymologique : la conséquence ou la résultante des précédentes, laquelle va inscrire une trace, l’impression d’une marque, chez la personne “emprisée” qui dès lors perd son statut d’individu pour être reléguée à celui d’objet. Celui qui exerce son emprise grave son empreinte sur l’autre, y dessine sa propre figure.
On ne trouve pas le sens ancien dans le BDSM, mais l’on retrouve bien les deux autres sens : commun et étymologique.
Comprendre les mécanismes en œuvre dans une relation d’emprise permet de s’en déprendre et donc, dans un certain sens, de reprendre le contrôle de notre libre arbitre qui, contrairement à certaines croyances, ne nous est pas acquis, mais doit être conquis.
Les mécanismes dans une relation malveillante de l’emprise dans le BDSM, entravent les processus de pensée de l’individu sous emprise qui en est victime. Ils le détournent de sa position critique et le maintiennent à une place d’objet.
La relation malveillante de l’emprise, qu’elle soit obsessionnelle ou paranoïaque, cherche à neutraliser les désirs de l’autre, c’est‐à‐dire, à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité. Ce qui amène à une déshumanisation progressive et à une ‘’dévitalisation’’ de la personne sous emprise.
L’étymologie du mot emprise dans notre langue est double. Le terme procède du latin imprehendere (prendre), utilisé comme substantif du verbe “emprendre”, équivalent du verbe entreprendre. L’étymologie donne ainsi deux sens complémentaires : prendre et entreprendre. L’emprise réfère donc autant à une “prise” qu’à une “entreprise” ; elle relève autant de la saisie que du projet.
A noter aussi qu’étymologiquement “empire” et “emprise” sont de même origine. Leurs définitions respectives données par le CNRTL sont très proches l’une de l’autre et ces deux termes appartiennent au verbe transitif “prendre” et de ses participes passés et adjectifs “pris, prise”. Cette similitude révèle le caractère universel du concept de relation d’emprise pour peu que nous gardions constamment à l’esprit la notion de gradualité (fréquence, intensité et durée) qui y est afférente (nous sommes tous sous emprise à un degré ou un autre).
La relation d’emprise dans le BDSM est une relation établie sur un mode asymétrique Dominant/dominé. La manipulation (emprise centrée sur l’égo) du Dominant consistant alors à faire croire au dominée (soumise) qu’elle bénéficie des mêmes droits et privilèges alors que dans les faits, le Dominant se comporte comme si “tous les Hommes sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres”. Véritable main basse sur l’esprit, elle s’établit sur la base d’une communication déviante non repérée.
Je ne pense pas que l’on puisse être sous emprise sans raison, je pense que l’emprise naît d’une subjectivité et d’une absence d’autonomie. L’emprise va toucher les personnes subjectives, les personnes qui mettent en avant, qui écoutent d’abord leur esprit subjectif, affectif avant leur rationalité ainsi que les personnes ayant des difficultés d’autonomie.
Le moteur de l’emprise sera le manque de confiance en soi. Le processus d’autonomisation de la personne sous emprise est entravé par son manque de confiance en soi, par son manque de projet.
Souvent en réponse à l’emprise, nous avons la tyrannie. La tyrannie est étroitement liée à la question de l’emprise. L’emprise et la tyrannie ne se situent pas au même niveau. L’emprise renvoie à une dimension nécessaire dans le développement psychoaffectif et corporel de l’individu sous emprise. La tyrannie est la conséquence d’un échec du travail de l’emprise (Ferrant, 2001, 2003).
Donald Meltzer (1987) définit la tyrannie-et-soumission comme le processus général pour le tyran, à détruire un objet interne d’un autre et à prendre la place et assumer la fonction de cet objet. C’est ainsi que le tyran fabrique un esclave, et il établit sa position en détruisant les relations internes de la personne qui se soumet ou qu’il soumet à lui. L’enjeu pour le tyran est d’aménager des angoisses persécutoires extrêmes qui le harcèlent, en trouvant un autre dans lequel projeter ces angoisses. La tyrannie-et-soumission est réversible, et le tyran vit dans la crainte continuelle d’une rébellion de l’esclave.
Donald Meltzer différencie la tyrannie-et-soumission du BDSM sadomasochisme (BDSM). Si le sadomasochisme (BDSM) peut s’exporter dans la sphère sociale, produisant une perversion sociale, celui-ci fait fondamentalement partie de la vie sexuelle intime, du “jeu” de cette relation intime [Je précise qu’entre jeu et je il y a une lettre de différence et pourtant à l’oreille on entend la même chose]. Il dit aussi que La tyrannie-et-soumission, en revanche, concerne un problème beaucoup plus primitif, une question de survie, elle est une “affaire sérieuse” qui s’extrapole beaucoup plus naturellement et continuellement dans le social.
La personne dominante et la personne soumise jubilent lorsqu’ils se cherchent et se trouvent. Les procédures d’ajustement, de recherche et d’adaptation à l’autre se développent et se diversifient parce qu’elles trouvent régulièrement leur aboutissement dans l’expérience de satisfaction réciproque procurée par la relation BDSM et les mimiques mimoposturales en écho qu’échangent la personne soumise et son environnement BDSM, qu’il soit réel ou virtuel.
La personne dominante et la personne soumise développent des procédures de contrôle et de réglage de la distance. Dans une emprise malveillante, la personne dominante ou soumise s’efforce de garder la personne soumise ou dominante à proximité et manifeste de l’angoisse, ou de la rage, si la personne soumise s’éloigne trop, et trop longtemps, ce qui engendre de la jalousie. L’emprise malveillante exercée sur l’autre à un but : maintenir cette source de satisfaction à proximité. Elle a pour fonction de réunir les facteurs propices à l’expérience de satisfaction.
L’emprise n’est pas toujours à sens unique. La personne soumise peut tyranniser la personne dominante. La personne soumise sous emprise se cramponne et s’attache non seulement avec les mains (elle a ce besoin de toucher, de palper…), mais aussi avec le regard et avec les cris. Cette emprise peut aisément faire naître de la jalousie chez la personne soumise, la réponse à cette jalousie sera la tyrannie.
Afin de sortir de ce processus, il faut que la personne dominante rétablisse la confiance en soi chez la personne soumise, que la personne dominante guide la personne soumise vers l’autonomie, qu’elle lui laisse sa liberté de pensée, de réfléchir, d’analyse. Il faut que la personne dominante déconstruise cette place d’objet qu’à la personne soumise, pour l’emmener vers une “position critique”.
Pousser la personne soumise vers une soumission active, c’est aussi l’emmener vers une “position critique”. Le vouvoiement dans le BDSM permet à la personne soumise de garder une certaine distance dans la relation, elle l’aide à aller vers cette “position critique”.
Gardons à l’esprit que nous devons absolument conquérir notre libre arbitre, ce n’est pas un dû et c’est encore moins à autrui de nous donner notre libre arbitre !
De la prise à l’emprise…
D’après Philippe Vergnes
La première étape :
Elle repose sur la séduction et c’est essentiellement grâce à elle que “l’empriseur” (Dominant.e ou soumis.e) s’attire les faveurs de sa cible : “il s’agit d’une véritable action de séparation, de détournement, de conquête qui parvient à ses fins par l’étalement de ses charmes et de ses sortilèges, c’est‐à‐dire par l’édification d’une illusion dans laquelle l’autre va s’égarer. Cette séduction, en fait, prend valeur de fascination” Roger Dorey (1981).
La deuxième étape :
Une fois que la personne commence à être sous emprise, l’emploi de la force peut succéder à celui de la séduction et le système devient alors autonome. Mais en cas de rébellion, les périodes de séduction peuvent réapparaitre. C’est donc par une alternance de phases de séduction et de violence que croît la relation d’emprise. Les personnes soumises à ce traitement sont sidérées et n’ont pas d’autres choix que de répondre à cette situation en développant des stratégies d’adaptation pour réduire leur état de stress à un niveau acceptable (ou supportable). L’état de sidération a pour conséquence d’entraîner une dissociation mentale interdisant aux personnes dissociées d’analyser et de comprendre la situation afin de trouver solution et délivrance.
Geneviève Payet indique même que “le problème réside au cœur même de la dialectique perverse qui s’est construite entre celui qui impose et celui qui subit”.
Conclusion
Les trois ordres organisationnels d’une relation d’emprise sont :
- Une captation par appropriation/dépossession grâce à une séduction unilatérale ou narcissique ;
- Une domination et un isolement s’exerçant sur la personne emprisé (souvent désigné comme bouc émissaire) avec recours à la violence psychique et/ou physique, mais faisant le plus souvent appel à la discrimination, aux manipulations, aux harcèlements, etc. ;
- L’apposition d’une empreinte dans le psychisme de la cible qui s’adapte à la situation en abandonnant toute prétention de compréhension et en adoptant des réponses automatisées pouvant aller à l’encontre de ses intérêts (non perçus comme tels en raison de la dissociation provoquée).
On peut résumer la relation d’emprise par l’expression :
Relation d’emprise malveillante = appropriation-dépossession (effraction) + domination (captation) + empreinte (programmation)
Le BDSM génère une relation déséquilibrée au niveau relationnel (La D/s : Dominant/soumise), les personnes soumises perçoivent la puissance des Dominants, mais ne doivent pas y répondre parce que ces derniers ont le “pouvoir”. L’intention malveillante de ce “pouvoir” sera dans un “pouvoir sur” la personne soumise. L’intention bienveillante serait dans un “pouvoir pour” vivre une relation équilibrée mentalement et psychiquement. Cette relation équilibrée ne devrait pas empêcher la personne soumise de faire usage de sa position critique et de son esprit critique en dénonçant les injustices et les irrationalités perpétrées par ces déséquilibres.
La relation d’emprise malveillante s’exerce insidieusement à l’insu de la personne soumise, qui sera sidérée, hypnotisée et captée par l’empriseur.
Les victimes ignorent les conditions de leur mise sous emprise et ne perçoivent pas les manœuvres de l’instigateur ni ses véritables intentions. Ce dernier sait répondre aux attentes de ses proies et parvenir ainsi à coloniser leur psychisme en lui imprimant sa marque.
Cette opération, véritable entreprise de dépersonnalisation, consiste en un “effort pour rendre l’autre fou” et ceux qui s’y adonnent le mieux sont ceux qui prétendent, suprême paradoxe, pouvoir nous apporter les remèdes aux maux qu’ils nous infligent.
La relation d’emprise est un système relationnel susceptible de survenir dans tout rapport humain et contre lequel il n’existe pas de moyen absolu de se prémunir, mais pour se sortir de cet engrenage destructeur ou, préventivement pour ne pas y entrer, une prise de conscience de la violence sournoise qui s’y joue et des mécanismes conduisant à une telle relation sont indispensables.
Forcément que dans le BDSM il y a une emprise, mais je pense que la différence se fait dans l’intention de l’emprise :
- Lorsque c’est une emprise à des fins personnelles, unilatérales (emprise centrée sur l’égo de l’empriseur) alors nous avons une emprise malveillante, destructrice ;
- Lorsque c’est une emprise à des fins d’évolution de la relation, dans une évolution bilatérale, (emprise centrée sur l’allocentrisme), alors nous avons une réelle emprise BDSM.
Suite dans un prochain article : de la dépendance vers l’allocentrisme.
Source : Alain Ferrant, Albert Ciccone, Roger Dorey, Gérard Lopez, Geneviève Payet, Philippe Vergnes.
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