L’Ego 2.0 dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de l’Ego 2.0 dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
Depuis moins de dix ans, les individus ont la capacité de se créer de nouvelles identités grâce à Internet, aux réseaux sociaux, plus particulièrement grâce au Web relationnel (site de rencontres et de réseaux sociaux). Cette nouvelle identité pour la distinguer, je vais la nommer identité numérique.
Cette identité numérique permet à l’individu de jouer avec ses contours identitaires et avec son état civil, pour devenir virtuellement, en ligne, lui-même et un autre à la fois. Ce qui aura forcément des influences sur les réseaux sociaux et lorsqu’il quittera le monde virtuel pour rencontrer réellement des personnes qu’il avait rencontré virtuellement.
Avant de parler de l’Ego 2.0, il est sans doute important de définir ce qu’est l’Ego et l’Ego 1.0.
L’Ego
L’Ego se définit par le “Moi” , le “Je”.
Etymologiquement, la philosophie désigne par ce terme le sujet pensant et conscient. Cette Ego nous expose à être aimé ou détesté, jugé, évalué, apprécié ou dévalué.
Dans la spiritualité, l’Ego est souvent la représentation fausse qu’un individu se fait de lui-même. Cette représentation fait écran à la vrai nature de l’Homme. Certains auteurs parlent même de fausse personnalité, qui est constituée de souvenirs et d’expériences. La confusion entre l’égo fausse personnalité et sa vraie nature profonde produit une illusion qui prive ceux qui en sont prisonniers d’une vraie liberté et les enchaîne à des schémas de souffrances (égocentrisme, orgueil, vanité, amour propre, perception erronée du monde). Dans cette optique là, une personne libérée de son ego connaît l’éveil spirituel.
Dans la vie de tous les jours, l’Ego n’a pas bonne presse. Il est synonyme d’égoïsme, de narcissisme, d’excès. Il désigne souvent une personne que nous jugeons peu voire pas sociable. La société consumériste constitue à cet égard une éloge de l’égo, qu’on veut nous faire prendre comme notre véritable identité… Ces appetits de l’égo le font s’engager dans toutes sortes de lutte pour obtenir ce qui lui est agréable et éviter ce qui lui est désagréable. Malheureusement et paradoxalement, au lieu d’aboutir à ses fins, sa lutte lui crée des désagréments, conditionnements et souffrances. ce fonctionnement de l’ego est notre conditionnement habituel dans lequel nous construisons notre propre souffrance. La rivalité, la concurrence, la performance, les guerres d’égo contre d’autres égo, minent le tissu social et économique.
L’Ego 1.0 et l’Ego 2.0
On pourrait définir l’Ego 1.0 comme étant la forme étymologique, philosophique de l’Ego, et l’Ego 2.0 comme la forme spirituelle et celle de tous les jours de l’Ego depuis l’avènement de l’ère numérique, des réseaux sociaux, de l’Internet.
Selon Jacques Deperne : “Dans un monde où tout concourt à renforcer l’individualité, apprendre à démasquer l’ego devrait être enseigné très tôt comme une forme d’hygiène. Comprendre la nature de l’ego, mesurer qu’il ne correspond en rien de substantiel et de durable, représente bien plus qu’une simple démarche philosophique ou métaphysique. C’est aussi une des clés essentielles pour accéder à un bonheur véritable. Un bonheur non dépendant, associé à une joie de vivre rayonnante en toute circonstance.”
De passer de l’Ego 1.0à l’Eo 2.0 demande une transformation, une métamorphose, un bouleversement qui affecte l’identité, une identité qui traverse une zone de turbulences, entre recomposition et métamorphose, touchant des individus confrontés à des expériences les amenant à interroger ce qu’ils sont vraiment.
Crise identitaire et recherche d’identité
Lorsque je définis le BDSM comme étant une expérience de l’esprit, forcément que pratiquer du BDSM, cela va apporter des expériences nouvelles qui vont les interroger. Cette interrogation va les conduire à des crises identitaires, puis à des recherches d’identités. Il faut déconstuire pour reconstruire ! La déconstruction suivra les étapes d’un deuil, une fois le deuil fait, alors il faudra reconstruire, c’est-à-dire rechercher sa nouvelle identité.
Sur ce chemin, bien des personnes s’égarent, se perdent, ou brûlent les étapes, ce qui conduira forcément ces individus vers une fausse nouvelle identité.
On parle aussi de “crise identitaire” ou de “recherche d’identité” les individus qui sont affectés par des “troubles du Je, du Moi”. Dans le monde du BDSM, on parle aussi de “relations alternatives”, on trouvera des individus affectés par des problèmes d’ordres sexuels : les travestis, les transexuels, les bisexuels… des individus souvent en crise ou en recherche d’identité.
Le BDSMiste roi ou incertain
Dans le monde BDSM ou des cordes, les problématiques sur l’identité croisent et recoupent celles sur l’individu et l’individualisme, que l’on pourrait aussi nommer par “BDSMiste-roi” ou “BDSMiste incertain”.
Les identités contemporaines se trouvent interrogées par les modèles normatifs diffusés par les médias et les discours dominants lors de rassemblement (soirées, munchs…) Aussi depuis une décennie, avec l’émergence du BDSM et des cordes dans les médias, films, livres, vidéos, photos… la parole a été donnée à des individus venant invariablement exprimer ce “qu’ils sont vraiment”. Malheureusement, “exprime, affirme et deviens ce que tu es” est la maxime, la thématique obsessionnelle de toutes ces expressions sur les médias, lors de rassemblement. Les individus cherchant plus à se prouver qu’ils ont raison, qu’ils sont sur la bonne voie dans ce changement, dans cette métamorphose identitaire.
La résonance abéractionnelle
Or tous ces dispositifs médiatiques, ces rencontres, ces rassemblements offrent à bien des individus dans leur crise d’identité, dans leur recherche identitaire, une formidable caisse de résonance abréactionnelle (brusque libération émotionnelle, extériorisation d’un refoulement). Ce qui laisse penser que la vérité identitaire, celle qui est enfouie dans les non-dits, peut et doit être exprimée pour s’assumer et s’affirmer pleinement.
Internet autorise de nouvelles formes d’expressions, permettant à n’importe qui de prendre la parole pour “se raconter en ligne(s)”. Les forums de discussions, les blogs, les sites de réseaux sociaux permettent à tout un chacun de donner son avis et de commenter tout ce qu’il souhaite, et surtout d’exprimer opinions et traits de personnalité, dévoilant par-là même des pans de sa nouvelle identité. On peut évoquer l’avènement d’un “Je expressif numérique”. Troublante (con)fusion même voyant certains BDSMistes se targuant de n’avoir pas de nouvelles identités, que le BDSM leur a révélé, leur a permis d’exprimer, d’affirmer ce qu’ils ont toujours été au fond d’eux-mêmes.
L’hypostasie (considérer sa virtualité comme sa réalité)
Car en une décennie à peine, une ”pléiade d’identités” a émergé sur la Toile. Et les modalités de la mise en forme de soi sur Internet font que l’on peut jouer avec les identités, même dans le sens d’état-civil, pour être soi-même et un autre. On évoque communément le “pseudo” (sites de rencontres, tchat et sites BDSM), “l’avatar“ pour donner une représentation ou une image de soi, mais encore le “double numérique”, “’hypermoi”, le “fake” ou l’”identité alternative” (Moatti, 2002) pour qualifier ce que l’on peut devenir derrière son écran en parlant de soi en ligne, ou en s’hypostasiant (considérer sa virtualité comme sa réalité) véritablement dans les réseaux numériques.
En effet, eu égard au fait qu’une économie des apparences régit la présence sur ces sites, via toutes les photos personnelles qui y transitent et qui se doivent d’être valorisantes par la force des choses pour susciter visites, buz, likes, loves et commentaires. Ceci induit donc une survalorisation de soi par des photos souvent retouchées ou empruntées à d’autres personnes sans vergogne.
Le “lifting identitaire”
Il ne faut pas se leurrer, le BDSM Net est pour 95% des cas, le cœur Net. Ce que l’on pourrait appeler aussi le “lifting identitaire”, pour prendre acte des améliorations de ce “moi numérique” qui se doit d’être attractif par la force des choses. Internet est une vitrine, dans laquelle on n’existe que vu, visité, commenté, liké ou lové. Pour cela bien des personnes dans le BDSM n’hésitent pas à retoucher leurs photos, à s’attribuer des photos qui ne sont pas d’eux, à mentir sur certains aspects du moi comme âge, poids, statut professionnel, passions, afin d’être plus attractif. Ces BDSMistes vont se générer un profil optimisé de l’identité distordue en ligne, afin de rendre les images de soi postées dans cette immense vitrine numérique conformes à la représentation de soi qu’ils veulent transmettre, et de placer les descriptions textuelles à la hauteur supposée de leur grandeur, capacité, expérience…, cherchant à montrer par là, leur moi équilibré, afin de susciter la curiosité d’autrui, autrui qu’ils cherchent à tout prix à séduire par leur fiche.
“Lifting identitaire”, donc, et même parfois “schizophrénie numérique”, quand l’internaute change, dès son identité déclarative, de sexe, d’âge, de condition, afin de “troubler le Je“. Fausses informations délibérément mises en ligne, afin d’expérimenter le changement de nature des interactions, dans leur ton et leur contenu, quand un homme feint d’être une femme, et analyse comment les autres hommes s’adressent habituellement à une femme. “Travestissement identitaire numérique” propre à toutes les expérimentations relationnelles, certes. Mais travestissement concrètement appelé un fake (imposture), et qui consiste à poster en ligne une fausse fiche, afin de piéger des internautes contre qui on nourrit une rancœur.
Une guerre froide d’un nouveau genre s’est ouverte en ligne, qui voit les “ex” s’épier et tenter de se piéger par des sollicitations masquées. Accessoirement, le fake permet de draguer toujours plus efficacement, en s’adaptant aux attentes et fantasmes supposés. La réalité devient alors presque un art d’agrément, quand tapi(e) derrière son écran, on joue avec les identités, les relations et le désir, aidé en cela par la toute-puissance conférée par le réseau et la mémoire des ordinateurs.
Giulio Minghini (2008) surnomma ce type de fake pour draguer un fast love on line : coucher au plus vite, pour courir vers la suivante avant le dernier métro, ou fuir tel un spectre avec la première rame des bras et des draps incertains…
Une duplicité numérique se fait donc jour sur la Toile, permise par ce dispositif qui para-vante les internautes BDSMistes, voilant des pans entiers de leur identité (grâce à l’écran) pour exacerber ce qu’ils veulent bien dire d’eux en ligne.
Quant aux sites de réseaux sociaux, qui constituent de formidables “chambres d’ego”, ils permettent à tout un chacun de distancier le rapport entretenu à soi-même, en rendant accessibles en ligne des photos modifiées ou empruntées, une inversion parodique s’y fait souvent jour. Ces nouvelles vitrines du Moi autorisent toutes les duperies assumées, puisqu’on peut y être soi-même, en conformité avec son état-civil, ou au contraire un personnage purement fictif, détournant des personnages historiques, de fiction ou de BD, en s’inventant des vies, des capacités, des expériences, des relations, pour le fun, pour élever son ego, pour paraître plus “grand” qu’on est en réalité selon la formule consacrée.
Conclusion
Internet permet d’enchanter les “identités alternatives”, sans cynisme ni moralisme excessifs. Pourquoi y voir mensonge, duperie, dissimulation a priori ? Car Internet autorise et encourage, notamment sur les réseaux sociaux, la production d’un “moi” tour à tour ludique, distancié, réflexif et scénarisé, qui redessine à loisir ses contours, se parodie, se met en scène de manière dédramatisée.
Un “ego 2.0” pouvant démultiplier grâce aux ressources du Net ses possibilités d’être tout à la fois soi-même, un autre et même des autres. Cependant, dix ans après l’émergence de “l’Internet relationnel”, nombreux sont ses adeptes à savoir que la Toile est le “royaume des petits mensonges entre “amis””, la tentation étant grande de se voir un “peu plus beau qu’on est”, et de s’expérimenter différent, en voyant les effets ainsi produits sur autrui.
Le “moi expressif” du Net est un moi fantasmatique, et déjà dans l’omnipotence (toute puissance) qu’il autorise dans la mise en forme de soi, avec des mots et des images juste “optimisés”. Ce “moi numérique” est volontiers emphatique, donc, autant qu’il est empathique et finalement phatique, nombreux étant les internautes à juste “maintenir le lien” et surtout tester la disponibilité d’autrui “en ligne”.
Tout cela explique aussi en grande partie pourquoi bon nombre de BDSMistes Internautes ne passeront jamais dans le monde réel, en soirées, rencontres, événements…
Cela explique aussi pourquoi bon nombre de BDSMistes réelles, qui vont dans des soirées, des événements… resteront des gamers, car le BDSM n’est pour eux qu’un prétexte pour acter des relations sexuelles sous couvert de codes, règles et principes BDSM, d’autres pour affirmer haut et fort leur domination sur autrui.
Forcément que tout cela rend jour après jour le BDSM comme relation alternative de plus en plus toxique, car il y a une incongruence entre ce que pensent les BDSMistes avec ce qu’ils disent et font !
S’inventer un moi intérieur qui n’est qu’un EGO 2.0, qui n’est que fabulation et fantasme ne rendra jamais toute sa noblesse au BDSM !
Au final, combien d’éléments “vrais” sur Facebook ? La mode y est autant de s’y présenter de manière valorisante et attractive (c’est-à-dire sexy, glamour , avec des codes empruntés à la publicité) que de manière outrancière, caricaturale, comme pour détourner et subvertir les codes de la “normalité”, et mettre à distance son “moi réel”. Et on rencontre tout aussi régulièrement des “profils” illustrés de photos empruntées à autrui, détournées de la bande dessinée et d’univers cinématographiques ou médiatiques.
On croise aisément un processus de “subversion des identités”, un “Je est un autre”, ainsi ils peuvent s’affranchir des cadres traditionnels et normés, pour s’inventer différemment.
Ainsi les couples se composent, se décomposent et se recomposent ou bien ils vivent “semiattachés”. Les relations durables sont “liquidées” au profit de liaisons flexibles, de connexions temporaires et de réseaux qui ne cessent de se modifier, aussi bien sur les plans sexuel et affectif qu’au niveau BDSM.
Liens désormais plus faibles, car l’individualisme et le narcissisme prévalent en ligne. Un BDSMiste postmoderne finalement de plus en plus communiquant, de plus en plus accepté dans la société, mais de moins en moins rencontrant.
Le succès des réseaux sociaux comme facebook ou fetlife dans le monde BDSM qui va du simple effet de mode, à la volonté d’affirmer sa sociabilité, en passant par le désir narcissique de se mettre en scène et l’espoir de nouer de nouveaux contacts. Les motivations qui poussent les internautes à échanger et à se créer un profil sur les réseaux sont extrêmement variées. Un certain nombre d’invariants apparaissent néanmoins :
- Le premier est relatif à la construction d’un imaginaire social dans lequel le moi se trouve symboliquement sublimé ;
- Le second, plus utilitariste, est orienté vers une instrumentalisation des relations humaines et cherche à obtenir un avantage quelconque de la connexion sur le réseau, aux antipodes des valeurs de partage et d’échange désintéressées que les utilisateurs se plaisent à afficher.
Une nouvelle conception de l’amitié, entre quantité et superficialité
Sur les réseaux sociaux, même dans le monde réel du BDSM, la course aux amis devient pour certains un enjeu majeur, plus soucieux de quantité que de qualité. N’a-t-on pas là affaire à une conception consumériste de l’amitié ? Après la consommation de masse des biens, puis la consommation de masse des relations amoureuses (rendues possibles par des sites de rencontres comme Meetic, par exemple), il semble bien que nous soyons entrés, à l’aube du 21e siècle, à l’ère de la consommation de masse de l’amitié… Il s’agit là, on en conviendra, d’une approche superficielle.
Cependant, cette superficialité des relations humaines dans le monde BDSM est hautement significative, pour ne pas dire symptomatique d’une communauté BDSM marquée par l’effondrement des valeurs, des codes, des principes, des règles. Pourtant chaque internaute (chaque EGO 2.0) exprime être dans des pratiques très codifiées, respectant une éthique du BDSM très propre… mais qu’en est-il de la réalité ?
Source : Pascal Lardellier et Céline Bryon-Portet