Les dessous de la perversion de Gilles Marchand (2002)
Le « porno chic » semble être la nouvelle tendance que les publicitaires déclinent sur un mode de plus en plus provocateur. Derniers exemples en date : la couverture d’un magazine de mode expose un jeune homme, dont le dos est strié de plaies sanguinolentes, alors que dans une autre revue, une marque de vêtements branchés joue la carte du choc visuel : une jeune femme tient sur ses genoux un homme nu, allongé, à qui elle donne une fessée à l’aide d’une chaussure. Nombreux auraient été ceux qui auraient hurlé au scandale il y a encore quelques années. Les pratiques sexuelles perverses seraient-elles entrées dans les mœurs ? Le galvaudage même du terme de « pervers » semble ajouter au sentiment de banalisation, entretenu par une pléthore d’œuvres littéraires (La Vie sexuelle de Catherine M., au titre plus qu’explicite, est un best-seller) et cinématographiques (Irréversible, de Gaspar Noé, vient de remuer les cinéphiles au dernier festival de Cannes pour sa présentation en temps réel d’un viol particulièrement atroce). Pourtant, les perversions sexuelles, qui semblent faire partie intégrante de notre paysage culturel, ne datent pas d’hier. Preuve en est la Rome des Césars, tournée vers le plaisir et la jouissance sans contrainte, avec, comme chef de file des pervers, l’empereur Néron. Connu pour sa cruauté, il assouvissait ses fantasmes sur des hommes et des femmes attachés à des poteaux ou se donnait à son esclave affranchi Doryphore dont il se considérait comme l’épouse. Clou de ses fantaisies, il fit châtrer un adolescent pour le transformer en femme et s’unit à lui/elle selon les sacrements du mariage. Les perversions sexuelles existeraient-elles depuis les débuts de l’humanité ? Elles ont en tout cas entretenu au fil des siècles un lien très fort et complexe avec l’Église ainsi qu’avec le pouvoir médical, comme le rappelle Claude Aron, spécialiste de physiologie de la reproduction.
De la condamnation aux tentatives de compréhension
La morale chrétienne régissait avec autant de poids que le droit les pratiques sexuelles jusqu’à la fin du XVIIIè siècle, et les tribunaux ecclésiastiques avaient la charge de juger les pratiques sodomites sous la monarchie française. La condamnation pour ces « crimes » ? Rien de moins que le bûcher. La médecine n’est pas en reste avec par exemple, en 1765, la parution de L’Onanisme. Dissertation sur les maladies produites par la masturbation du docteur Tissot. Les maladies en question pouvaient être sensorielles, psychiques ou organiques, avec entre autres l’épilepsie, la mélancolie, jusqu’à la vieillesse prématurée ! Au XIXè siècle, certains médecins attribuaient même à cette pratique le pouvoir de détruire le cerveau… Pour contrecarrer le penchant de certains jeunes pensionnaires pour ce type d’« aberration » sexuelle, un docteur bricoleur conçut des lits avec un système de cloisonnement, qui isolait les bras de la partie inférieure du corps, empêchant tout contact avec les parties impures. La médecine s’est donc particulièrement attachée à développer une surveillance sanitaire à l’encontre des déviants sexuels, et ce n’est qu’à la fin du XIXè siècle qu’une réflexion moins moraliste vit le jour.
En 1886, Richard von Krafft-Ebing, professeur de psychiatrie, publie l’ouvrage qui fera de lui le véritable pionnier de la sexologie : Psychopathia Sexualis. Dès la préface, il souligne « l’influence puissante qu’exerce la vie sexuelle sur l’existence individuelle et sociale dans les sphères du sentiment, de la pensée et de l’action ». Un discours aussi clairement axé sur les effets de la sexualité, voilà qui est nouveau pour l’époque et explique que ce livre fut un vrai succès, dépassant largement les milieux médicaux. A partir de quarante-cinq observations cliniques, dont onze de ses propres patients, R. von Krafft-Ebing propose un exposé de « la pathologie sexuelle générale », à laquelle s’ajoutent les anomalies sexuelles non-classées. Il crée les termes de sadisme et de masochisme, le premier en référence au marquis de Sade pour évoquer la jouissance retirée des souffrances infligées au partenaire, le second à Léopold Sacher-Masoch, l’auteur du roman La Vénus en fourrure (1901), dont le héros est assoiffé d’humiliations de la part de la femme qu’il aime. R. Krafft-Ebing a proposé au fil des éditions différentes classifications des anomalies sexuelles. La version initiale comportait quatre classes : l’absence de pulsion sexuelle ; le renforcement pathologique de la pulsion sexuelle ; une date d’apparition trop précoce ou trop tardive de la pulsion ; et les perversions, au nombre de trois (sadisme, nécrophilie et « sentiment sexuel inversé » – lire homosexualité) ; la dernière édition ne retient que deux groupes principaux : les anomalies selon la fin (sadisme, masochisme, fétichisme et exhibitionnisme) et selon l’objet (homosexualité, pédophilie, zoophilie, gérontophilie et autoérotisme). Bien plus que la qualité du travail réalisé (qui reste au niveau descriptif), l’ouvrage demeure dans les annales pour avoir insufflé une nouvelle façon de concevoir les perversions sexuelles, dans une réelle démarche scientifique, moins marquée par les croyances religieuses et les considérations sociales. La psychopathologie sexuelle, en cette fin de XIXè siècle, va susciter un intérêt toujours plus croissant, entraînant un flot massif de publications européennes sur le sujet. Ernest-Charles Lasègue avait déjà effectué la première étude psychiatrique sur l’exhibitionnisme, en 1877. Alfred Binet fut le concepteur du terme de fétichisme, auquel il consacra une étude. La notion de zones érogènes date de cette même époque, et un grand clinicien anglais de la pathologie sexuelle, Havelock Ellis, fait paraître en 1897 Études sur la psychologie sexuelle, compilation qui fit également date.
L’enfant, pervers polymorphe
A partir de ce moment, les psychiatres ne vont plus se contenter de décrire et classer les diverses déviations ou perturbations sexuelles, mais vont s’atteler à en étudier les effets sur l’ensemble de la vie affective et organique. L’origine des perversions sexuelles va devenir un axe majeur de réflexion : en 1899, Charles Féré, dans son livre L’Instinct sexuel. Évolution et dissolution, s’appuyant sur son expérience clinique, évoque l’influence des expériences sexuelles précoces sur le développement sexuel ultérieur des individus. Les nouveaux « sexologues » furent fortement critiqués par certains psychiatres, qui estimaient dangereuse la « romantisation » de la perversion sexuelle. En effet, si les pervers sexuels étaient auparavant considérés comme des hors-la-loi et condamnés, au moins par la société, en devenant sujet d’étude ils apparaissaient pour la première fois comme des victimes de leur penchant, source de souffrance. La question de l’inné et de l’acquis prit également de l’ampleur, et l’idée d’une origine psychologique gagna en importance, au détriment de théories comme celle de la dégénérescence très en vogue à l’époque. Le psychiatre autrichien Théodor Meynert avança l’hypothèse selon laquelle certains événements de la petite enfance pouvaient être à l’origine de déviations sexuelles, et partait de son expérience clinique pour considérer qu’on ne naissait pas homosexuel mais qu’on le devenait. Les perversions sexuelles seraient-elles d’origine psychologique, et liées au développement sexuel de l’enfant ? La psychanalyse naissante allait faire une entrée fracassante dans ces questionnements avec, en 1905, Les Trois Essais sur la théorie de la sexualité. L’enfant, selon Sigmund Freud, serait un « pervers polymorphe ». Durant les premières années de sa vie, il expérimente les plaisirs que lui procurent les différentes parties de son corps, la diversité des zones érogènes au centre de cette activité autoérotique correspondant à cette disposition perverse polymorphe. Les perversions sexuelles proviendraient de la persistance ou de la réapparition d’une pratique du plaisir, acquise durant les premiers stades du développement. Cette idée reste fortement ancrée dans l’approche psychanalytique de la perversion sexuelle. Et Freud d’enfoncer le clou en prétendant qu’« il devient en fin de compte impossible de ne pas reconnaître dans l’égale prédisposition à toutes les perversions un trait universellement humain et originel ». D’après lui, la sexualité perverse n’a pas de limites car elle s’organise comme une déviation par rapport à une pulsion, à une source (organe), à un objet et à un but. Au fil de ses réflexions et de sa pratique, il développera une théorisation du mécanisme de la perversion, conçue comme une attitude de l’individu face à la différence des sexes. De nombreux autres psychanalystes, à l’instar de Jacques Lacan, grand libertin lui-même, ou de Henri Ey, continueront à apporter leur pierre à l’édifice tout au long du xxe siècle, tandis que dans le même temps, d’autres recherches tenteront de mettre en évidence les facteurs cérébraux et hormonaux en jeu dans les perversions.
Perversions de but ou d’objet ?
Qu’en est-il des perversions sexuelles, en ce début de troisième millénaire ? En sait-on plus sur le vécu des pervers ? Toute pratique perverse n’est-elle que l’apanage des seuls pervers ? Que considère-t-on comme des perversions ? Aujourd’hui, l’homosexualité est sortie du placard, en même temps que des classifications psychiatriques, comme le DSM (Manuel diagnostique et statistiques des troubles mentaux, véritable référence mondiale). Mais si le regard que l’on porte sur elles a beaucoup évolué au fil des époques, les perversions de 2002 restent globalement celles du XIXè siècle : sadisme et masochisme, fétichisme et travestisme, exhibitionnisme et voyeurisme, auxquelles s’ajoutent l’inceste, la pédophilie, le viol, la zoophilie, la nécrophilie ou la gérontophilie… De nombreuses classifications des perversions sexuelles existent, la plupart s’inspirant encore de la conception freudienne : la perversion du but se centre sur ce qui va permettre l’accomplissement de la pratique (la souffrance pour le masochiste, le regard pour le voyeur), tandis que la perversion d’objet renvoie à la nature même du « partenaire ». Dans le premier cas, on distingue généralement si la participation de l’autre est volontaire ou non. Elle est considérée comme volontaire dans le cas du sadomasochisme par exemple, et involontaire dans l’exhibitionnisme, le voyeurisme, le viol. Quand la perversion se centre sur un objet, la distinction provient du choix d’un objet humain (inceste, pédophilie, nécrophilie…) ou non-humain (fétichisme et zoophilie). La façon de nommer la sexualité perverse a connu de nombreux remaniements, pour des raisons principalement morales. Tout d’abord le terme même de pervers, dont la connotation renvoie à « la dépravation des mœurs et au cynisme du caractère », est de moins en moins utilisé dans la pratique clinique alors qu’il se déploie dans le langage courant. La terminologie psychiatrique mondiale n’intègre plus le mot perversion, remplacé par les notions de paraphilie, de déviations sexuelles ou de troubles de la préférence sexuelle. Même dans le champ de la psychanalyse, le terme de perversion tend à être remplacé ou limité : Robert Stoller, en 1975, considère la perversion comme « la forme érotique de la haine », et donc restreint l’utilisation de ce terme aux seuls actes sexuels dans lesquels quelqu’un cherche volontairement à faire souffrir l’autre. Joyce McDougall, en 1995, parle de perversion pour les actes imposés (abus sexuels des mineurs, viols, exhibitionnisme), ceux-là mêmes qui sont condamnés par la loi, et choisit pour les autres pratiques le terme de « néosexualités ». La conception psychanalytique considère maintenant la perversion comme une structure, au même titre que la psychose et la névrose. De plus, le fait de parler de « conduites sexuelles déviantes » en lieu et place des seules perversions sexuelles permet de parler de comportements qui ne sont pas la chasse gardée des pervers. En clair, ce n’est pas parce que les jeux érotiques intègrent des conduites sadomasochistes, des déguisements, ou qu’un objet est utilisé pour sa dimension excitante que l’on se situe dans le champ des perversions sexuelles. Gérard Bonnet, psychanalyste, partage l’opinion de la majorité de ses confrères sur ce point : on est dans le champ de la perversion sexuelle quand la conduite dite déviante est compulsive, essentielle pour parvenir à la jouissance, et que toute la sexualité est organisée autour de ce comportement. Le pervers, lui, « se satisfait de cette particularité pour elle-même […], et la considère comme un but ou une fin en soi ».
Ce cadre général s’avère très important pour circonscrire la sexualité perverse hors de la palette très large des comportements érotiques. Pour G. Bonnet, la perversion se définit par plusieurs points : elle implique un scénario, c’est-à-dire un ensemble de facteurs propices, comme tel exhibitionniste qui se dévoile toujours dans le métro à des femmes seules, ou tel masochiste qui définit la progression dans la douleur, les parties de son corps qui seront torturées et les outils et « méthodes » employés dans ce but. Elle répond à une pulsion irrésistible et vise une jouissance de type autoérotique. En cela, « toute perversion est solitaire », car même si elle nécessite la participation d’une autre personne, celle-ci n’est en fait qu’un accessoire, nécessaire mais désincarné. Il s’agit toujours de la recherche de son propre plaisir. Le sadique par exemple ne cherche pas à susciter de la jouissance, mais uniquement à jouir de la souffrance provoquée. La sexualité perverse tend à devenir exclusive en se développant, jusqu’à la répétition stéréotypée et figée, et inclurait une part plus ou moins consciente d’hostilité, sur un fond de dépression sous-jacente. Selon J. McDougall, plutôt qu’une sexualité diversifiée les pervers rechercheront la quantité, la fréquence jusqu’à l’addiction pour se rassurer au niveau identitaire. Le psychanalyste Alberto Eiguer insiste sur ce que recherche le pervers à travers sa quête : la sensation, pour laquelle il consacre l’essentiel de sa vie. Il craint ses propres fantasmes sexuels, non pas parce qu’ils risqueraient de le pousser dans des comportements érotiques toujours plus extrêmes, mais au contraire parce qu’ils pourraient lui ôter toute envie de les mettre en pratique. « Dominer avant de se laisser dominer par ses propres pulsions, par sa vie intérieure, par les faveurs que demande l’autre pour satisfaire les rêves (du sujet), ses images, ses désirs : voilà peut-être ce que cherche le pervers. » Il aurait également le sentiment de posséder une grande connaissance sur la sexualité, d’en maîtriser les secrets et les plaisirs, et se sentirait « animé d’une mission, quasi divine, celle de réveiller l’être lascif qui sommeille en chacun ».
Mais au-delà de ces points communs à la logique sexuelle perverse, chaque paraphilie a sa structure propre, ses rouages complexes, ses soubassements inconscients. En cela, les perversions sexuelles sont d’une telle diversité qu’elles restent difficilement perméables à une complète compréhension.
Internet, clubs et revues
Depuis quelques années, elles se taillent la part du lion dans les médias : affaires de pédophilie toujours plus nombreuses, tourisme sexuel en Asie, mais aussi reportages dits de société sur les pratiques sadomasochistes. Si les premières tombent sous le coup de la loi, car dans ce cas l’objet de satisfaction sexuelle n’est pas un individu adulte et consentant, elles doivent de ce fait être considérées de manière démarquée des paraphilies dont les acteurs sont dans la même recherche de plaisirs, de sensations, de jouissance. Des clubs et des réseaux se développent de plus en plus, les adresses s’échangent entre initiés, non seulement pour faciliter les rencontres, mais aussi pour créer et entretenir une culture commune. Certaines arrière-salles de bars ou de discothèques deviennent des alcôves dans lesquelles les pratiques sadomasochistes ont droit de cité. Les revues ou cassettes pornographiques pullulent, certaines à caractère sadomasochiste, d’autres mettant en scène les ébats entre des personnes et des animaux (en vitrine de certains sex-shops européens, comme à Amsterdam). Les accessoires érotiques sont de plus en plus sophistiqués, les publicités toujours plus explicites, le développement d’Internet permet des échanges de photos à caractère pédophile. Ce foisonnement fabrique-t-il de plus en plus de pervers ? Ou au contraire cette banalisation des pratiques perverses va-t-il sonner le glas des « vrais » pervers ? Pour A. Eiguer, « en se « vulgarisant », les perversions perdent deux des dimensions qui leur sont associées depuis le début de notre culture : leur caractère d’exception et leur aura de mystère ».
Les époques, les cultures comme les mœurs ont fait – et font encore – évoluer la conception des perversions sexuelles : vécues ou non comme un péché, punies ou non par la loi, considérées ou non comme une déviance par rapport à une norme. Tantôt rejetées ou marginalisées, tantôt valorisées (principalement par des écrivains, des poètes et des philosophes depuis de nombreux siècles) au nom de la liberté sexuelle, elles ne laissent personne indifférent par le parfum de soufre qui les entoure. Elles demeurent fascinantes pour chacun de nous, en tant que fantasmes mis en actes et englobant toute la vie sexuelle. Qui sait si dans un siècle, les pratiques sexuelles qualifiées de perverses aujourd’hui ne seront pas considérées comme tout à fait normales ? Et Néron érigé en modèle de vertu ?