La communication codifiée du BDSM
Je vous rapporte une publication de 2014 de M. Senzo (hermes.hypotheses.org).
Une production réflexive de nouveaux scripts sexuels
Vu de l’extérieur, avec le sadomasochisme et toutes les pratiques associées au sigle BDSM (Bondage, Discipline, Domination, Soumission, Sadisme et Masochisme) s’affirme une sexualité remarquablement codifiée et stéréotypée, parfois jusqu’à la caricature. De prime abord, la distribution des rôles y est évidente. Les un-e-s s’épanouissent en tant que soumis-e-s ou masos, acceptant d’être dirigé-e-s et manipulé-e-s par d’autres, les dominant-e-s, maître-sse-s ou bourreaux qui savourent leurs privilèges … Ces relations asymétriques et complémentaires, basées sur le pouvoir et la contrainte, l’autorité et l’obéissance, l’offrande et la possession, pourraient bien s’avérer encore plus implicites et non négociées que les autres rapports érotiques, à force de recourir à des archétypes identifiables et à des symboles univoques, comme les tenues fétichisées, bijoux, accessoires, instruments, dont découleraient « naturellement » les conduites à suivre (Sammoun, 2004).
Notre investigation ethnographique et participante menée de 2007 à 2013 dans les milieux BDSM hétérosexuels français et allemands (Paris, Lyon, Nancy, Le Cap, Berlin, Hambourg) contredit cette analyse externe. Bien au contraire, des cadres explicites et négociés, pouvant aller du simple accord oral jusqu’au contrat écrit, régissent les comportements. Ils définissent le répertoire d’interactions disponibles, constituées de « microscripts » – sorte de briques comportementales plus minimales que les scripts de Gagnon et Simon (1973) –, relevant de registres variés, du plus austère et sérieux au plus truculent et ludique, du plus sensuel au plus cérébral. C’est à cette condition que les séances érotiques se font selon les cas tout aussi bien modulables que rigides, orchestrées qu’imprévisibles, normatives que créatives, tout en gardant une cohérence grâce à ce cadre contractuel.
Généralement en amont d’une séance, les préférences, aspirations mais aussi compétences de chacun sont confrontées. L’intérêt envers certains gestes, situations ou instruments spécifiques s’y discute, au besoin à l’aide de listes très complètes qui précisent le souhaitable, le tolérable et l’inacceptable : humiliations, récompenses, fantasmes, phobies, types de contacts charnels, etc. Toutes ces possibilités d’actions poussent à se documenter et à se former, d’autant que certaines sont difficiles à réaliser ou dangereuses. Comme dans tout domaine spécialisé mettant en jeu et au défi les corps (sport, danse, combat), les références vont des guides et manuels (Easton et Hardy, 2006 ; Dubois, 2013) aux sites ou dossiers ligne, en passant par les propos de personnalités (Annie Sprinkle, Felix Ruckert ; Gala Fur, 2009) ou des communautés. En raison de la diversité des approches et des sensibilités, les échanges entre pairs sont souvent recherchés pour débattre des préférences et astuces des uns ou des autres. À ce titre, la normativité ne porte plus sur le contenu, mais sur la forme et le déroulement du rapport érotique. Un consensus unit les amateurs de BDSM pour dire qu’il faut co-définir un cadre d’interaction sûr, sain et consensuel (Langdridge et Barker, 2013). Ils revendiquent leurs valeurs, sans les considérer comme dogmatiques, mais en les jugeant plutôt émancipatoires puisqu’autorisant plus de choses. Quant à la morale au sens traditionnel, ils la rejettent pour son hypocrisie, tout s’y adossant afin de célébrer cette bizarrerie transgressive qui ferait d’eux des êtres à la marge et en minorité, jouissant de toutes leurs potentialités corporelles et psychiques.
L’impératif d’une communication explicite et l’intensification des sensations
La culture communautaire BDSM, tant hétérosexuelle qu’homosexuelle, recommande de mettre au point un contexte sécurisé permettant de garantir le caractère consensuel des activités, c’est-à-dire le consentement explicite des participants. Pour ce faire, chacun des partenaires définit un mot ou un geste de sécurité (safeword) connu de l’autre. En cas de difficulté pour le soumis ou le dominant, y recourir interrompra l’action sans aucune pénalité, ce qui ouvrira une phase de réconfort et de dialogue (Poutrain, 2003). Cela instaure une réalité dite de second degré (Brougère, 2005), bien séparée de l’ordinaire et que certains disent proches du jeu, qui aide les participants à s’autoriser l’excès pour vivre des comportements érotiques plus intenses.
À l’intérieur de cette sphère singulière d’échanges, dans laquelle peut entrer une personne qui en demande l’autorisation, tout est signifiant vu les enjeux ou risques encourus, y compris le silence et la passivité. Aussi bien pour guider que pour s’exécuter, les pratiquants s’exercent à devenir très réceptifs les uns aux autres, même s’ils savent parfois aussi feindre l’indifférence. Décrypter un état intime, affectif, libidinal ou physiologique implique une bonne attention et une certaine capacité d’évaluation. D’où la recommandation de proscrire l’alcool ou des stupéfiants qui biaiseraient les sensations et le jugement. Corrélativement, des compétences expressives sont requises pour signaler son plaisir et sa douleur, ses émotions de joie, de honte, de peur ou sa satisfaction. Divers moyens garantissent de transmettre – ou d’empêcher, par privation sensorielle – des impressions et émotions recherchées. Pour ralentir ou dynamiser, exciter ou frustrer l’autre, tout est bon : ordres, pincements, souffles, brûlures, coups, baisers … Dès lors, une neutralité axiologique règne quant aux actes autrement jugés violents ou agressifs (coups, suspensions, aiguilles, électricité), qui se justifient essentiellement par leurs effets psychologiques et corporels, comme autant de moyens de communication. Pour y réagir, il existe des codes simples pour évaluer une sensation, son plaisir ou sa souffrance : donner un chiffre entre 1 et 10 ; adopter une posture codifiée ; surjouer un comportement ; soupirer ou jurer. Ces nécessaires rétroactions (feedback) favorisent la synchronisation des interactions pour atteindre des objectifs variés : jouissance, humiliation, conditionnement, frustration … Et si l’échec survient, il est assez bien toléré comme opportunité pour dialoguer ou se montrer créatifs. Enfin, la pluralité des partenaires ou la mise en spectacle sert parfois à intensifier les émotions et sensations, comme si l’attention de tierces personnes averties enrichissait la densité du vécu partagé.
Pour conclure, il règne dans la sexualité BDSM une codification aussi explicite que réflexive des rapports érotiques. Elle sert à configurer et orchestrer des dynamiques corporelles, sexuelles et fantasmatiques à la fois prescrites et inventives, et c’est là tout le paradoxe. Quant aux ressorts de la communication, ils sont amplement utilisés pour mieux communier, et ce, bien au-delà des modalités complexes et techniques évoquées jusqu’ici. Car toute cette logistique est censée déboucher sur des vécus extra-ordinaires, confinant au sacré selon certains témoignages et courants minoritaires (Lagauzère, 2010). La culture BDSM affirme que les soumis et masos se plongent dans un état non ordinaire dit du « subspace » (espace de la soumission). Il serait proche de l’extase, entre lâcher prise, perte de conscience et détente, du fait de l’absence de responsabilité, de la sur- ou sous-stimulation et des endorphines suscitées par la douleur. Les dominants et sadiques seraient eux plus du côté de la transe, c’est-à-dire de l’expérience optimale, entre hyper-vigilance, responsabilité, initiative et manipulation, dans un état parfois appelé « domspace » (espace de la domination). Et, même emportés par des ivresses respectives bien distinctes, les partenaires se disent encore unis par une certaine exigence d’empathie mutuelle, ainsi que par le contrat intime qui les associe.