La « cancel culture » et la « call-out culture » dans le BDSM et dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de la « cancel culture bdsm » et la « call-out culture BDSM” selon mon point de vue.
“Nous déplorons ces inquiétantes dérives qui voient la morale, l’émotion, l’attaque personnelle remplacer la réflexion, l’argumentation, l’intelligence collective”, écrivait un collectif de chercheurs en sciences humaines dans une tribune (“L’affaire Beaud et Noiriel” est exemplaire de la dégradation du débat public, Le Monde, 23 février 2021). De son côté, Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, renchérit en citant Albert Camus : “Nous étouffons parmi les gens qui pensent avoir absolument raison.” Et il ajoute : “Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits” (Le Courage de la nuance, Seuil, 2021).
La “cancel culture BDSM” (culture de l’effacement) et la “call-out culture BDSM” (culture de la dénonciation), accusées de régner sur les réseaux, est-elle autre chose qu’une généralisation du très cybernétique pouce vers le bas ? On a vraiment perdu de vue les règles du débat argumenté au profit d’une guerre d’égo sans merci.
On observe une évolution des personnes médiatisées sur les réseaux sociaux à large audience visant à jouer sur les affects des “users” des réseaux sociaux pour mieux capter leur attention.
La cancel culture (culture de l’effacement), ou call-out culture (culture de la dénonciation), est une pratique née aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d’actions, comportements ou propos perçus comme problématiques.
Comme le résume Réjane Sénac, le syntagme cancel culture apparaît aux États-Unis pour décrire les actions militantes discréditant une personnalité publique en la dénonçant non pas via un recours juridique, mais à travers des attaques coordonnées, généralement lancées en ligne, contre une personne afin de détruire sa réputation et de la rendre infréquentable, avec des conséquences.
Sur certains thèmes, sujets, à controverse ou non, sur le BDSM ou dans les cordes, il existe des individus ou des groupes d’individus dans une forme d’adulescence disposant d’une forte motivation pour contrer, provoquer, fantasmer, inventer, diffuser du contenu, ou de la malveillance et rendre visible via des diffusions sur les réseaux sociaux, ce qui augmente le nombre de vues, de mentions et donc sa vision sur les réseaux sociaux. C’est une manière d’attirer l’attention sur soi, de mettre la lumière sur soi, de sortir de l’indifférence collective et ainsi avoir le sentiment d’exister, de vivre, d’avoir une vie ! C’est une variante de l’effet Olson (Les intérêts mineurs denses seront surreprésentés face à une majorité diffuse (paradoxe d’Olson ou effet Olson)).
A ce constat, on peut ajouter l’avarice intellectuelle, qui incite l’individu à se contenter de ce qu’il croit savoir sans aucune connaissance théorique ou expérimentale ou qu’il croit avoir appris en consultant la première source sur laquelle il est tombé – et ce d’autant plus que cette source flatte ses idées préconçues (Bronner, 2013). La conjugaison de ces facteurs faciliterait donc la propagation d’idéologies infondées ou illogiques par le biais d’internet.
Ceux qui sont nés avant les années 80 sont témoins des nombreuses transformations qui ont affecté cette technologie, que ce soit son évolution technique, l’éclatement de la bulle internet, ou encore sa rapide démocratisation : autant d’éléments dont il a fallu étudier les conséquences sociales. Le BDSM ou les cordes n’ont pas échappé à cette évolution, ni à ses effets ou conséquences.
Sur ce point, Dominique Cardon (professeur de sociologie à Sciences Po) évoque un “encastrement d’internet dans la sociabilité des individus” et “l’arrivée massive, sur internet, de populations beaucoup plus jeunes et issues de milieux populaires”. Aussi, aujourd’hui, “dans les pays occidentaux, le fossé numérique se mesure moins par l’accès à un ordinateur connecté que par les différentes manières, élitistes ou populaires, de naviguer, de s’exhiber et d’interagir”. Cette nouvelle configuration d’internet, démocratisée et accessible, est parfois nommée web participatif et est souvent perçue comme susceptible de favoriser un renouvellement des débats d’idées et des modes de participation, constituant alors un terreau fertile pour l’émancipation et l’empowerment (empowerment, ou autonomisation, ou encore capacitation, est l’octroi de davantage de pouvoir à des individus ou à des groupes pour agir sur les conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques auxquelles ils sont confrontés).
Toutefois, les études sur la question du potentiel émancipatoire, délibératif ou encore démocratique d’internet imposent une certaine prudence quant aux obstacles sociaux qu’il peut rencontrer. Ainsi, le biais de confirmation se conjugue à la sélectivité accrue de l’information que permet internet pour faire exister sur la toile de multiples constellations rassemblées par connivence idéologique et qui ne dialoguent que très peu entre elles, car “la possibilité de choisir avec qui on discute, mène à des échanges avec des personnes qui pensent comme soi” (Azi Lev-on et Bernard Manin, 2006). Le biais de confirmation, également dénommé biais de confirmation d’hypothèse, est le biais cognitif qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses et/ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions, ce qui se traduit par une réticence à changer d’avis. Ce biais se manifeste chez un individu lorsqu’il rassemble des éléments ou se rappelle des informations mémorisées, de manière sélective, les interprétant d’une manière biaisée.
Je constate en observant les internautes BDSMistes ou encordeurs que la grande majorité des arguments s’appuient plus sur de la persuasion que sur de réels arguments rationnels, et renvoient vers des liens, ou des personnes de la même mouvance idéologique, ce qui montre que “les actions intentionnelles des utilisateurs tendent, par leurs effets combinés, à éliminer les opinions adverses” (Azi Lev-on et Bernard Manin, 2006). Aussi, si internet est enchâssé dans un univers qui lui préexiste, il n’empêche qu’internet, par les possibilités inédites qu’il procure, a des effets sur l’état du marché cognitif, “une image qui permet de représenter l’espace fictif dans lequel se diffusent les produits qui informent notre vision du monde : hypothèses, croyances, informations, etc.” (Gérald Bronner, 2013).
Née aux États-Unis, la “call-out culture” (culture de la dénonciation), consiste à interpeller et dénoncer les auteurs de propos ou d’actes considérés par l’intervenant comme sexistes, misogynes, ou encore racistes, dans une lecture intersectionnaliste (Munro, 2013). Cette “call-out culture” (culture de la dénonciation) est un phénomène qui suscite les controverses, et certains chercheurs ont associé sa croissance fulgurante à l’émergence d’une “victimhood culture” (culture de la victimisation) (Campbell et Manning, 2014). Le régime de visibilité qui prévaut sur les réseaux sociaux dans le BDSM ou dans les cordes facilite grandement le recensement et la dénonciation en temps réel de comportements ou attitudes considérés comme déviants. L’augmentation de ces pratiques de recensement, mais aussi de dénonciation et d’interpellation publique des déviants et de la déviance témoigne des possibilités offertes par les réseaux sociaux.
“Les comportements ainsi qualifiés de déviants sont compris comme des « microagressions » moralement condamnables” (Campbell et Manning, 2014). On assiste de plus en plus sur les réseaux sociaux dans le BDSM ou dans les cordes à des “publics shamings” (humiliation public). Ces pratiques de “public shaming” augmentent fortement le coût symbolique de la déviance morale sur les réseaux sociaux BDSM, ces derniers sont justement un outil idéal pour organiser de manière presque instantanée un “public shaming” sur un comportement ou attitude jugée indésirable (Dean et Aune, 2015). Leur usage intensif est donc un moyen inégalé, pour des groupes BDSM organisés, de faire évoluer les normes morales des individus vers les morales desdits groupes. Une manipulation organisée afin de positionner sa propre norme morale comme une morale universelle !
Les réseaux sociaux sont justement un outil idéal pour organiser de manière presque instantanée un “public shaming” (humiliation public) sur un comportement jugé indésirable (de manière singulière et sans argument raisonné), ce qui permet à ces personnes de mieux se positionner par rapport aux autres, de valider leurs comportements, attitudes, actions, actes.
Cette “victimhood culture” (culture de la victimisation) leur ouvre la porte vers le triangle de Karpman (triangle dramatique), il trouve ainsi leur raison d’être et leur entrée dans le BDSM avec une posture inconsciente de victime (bottom (soumise ou esclave)), de sauveur (Top (Dominant ou Maître)), ou de Persécuteur (par la cancel culture BDSM” (culture de l’effacement) et/ou la “call-out culture BDSM” (culture de la dénonciation)).
Détruire, sauver, ou se plaindre leur permet-il de survivre ?
Source : Isabelle Barbéris, David Bertrand et Renaud Maes.