Les plaintes dans le monde BDSM
Fréquemment dans le monde BDSM, j’entends des plaintes. Les personnes n’entrent plus dans une problématique mais dans une plainte.
Un problème ou une plainte est un écart. Un écart entre ce que je veux et ce que j’ai. Pour solutionner un problème, il faut établir un diagnostic, établir un diagnostic c’est définir cet écart.
La différence entre la problématique et la plainte se situe dans la recherche de la solution :
- Trouver la solution d’un problème, c’est s’investir dans la recherche de la solution, et dans la précision du diagnostic, c’est assumer ses responsabilités.
- Trouver la solution d’une plainte, c’est refuser de faire face au problème, c’est déléguer la recherche de la solution, c’est se positionner dans un conflit social entre Moi et les autres, c’est être incapable de faire face à ses responsabilités.
Ne pas faire face à un problème, c’est ignorer notre conscience. Une plainte se trouve donc être le rangement d’un problème dans notre inconscient.
Le fait de ne pas faire face aux situations est une façon de résoudre les problèmes en ignorant l’autre.
La plainte est une forme de cynisme. La personne agit en effet de façon incorrecte, à la vue de tous, et laisse les autres se débrouiller, résoudre la situation, sans s’impliquer.
“La plainte, c’est se dégager d’un problème sur les autres” : dixit Maître Paul.
La plainte
La plainte, elle, est toujours l’expression d’une souffrance dans la relation à l’autre. Toute souffrance, nous dit Freud, est liée à une séparation, qu’elle vienne du passé ou qu’elle surgisse à la faveur d’événements récents. Pour Freud et Laplanche, séduction et séparation dans la relation à l’autre sont des expériences universelles du fait que nous y sommes tous confrontés, et que c’est à partir d’elles que notre personnalité se structurera. Avec la plainte, toutes les conditions sont donc réunies pour favoriser les identifications conscientes et inconscientes, et réduire la distance nécessaire à l’analyse des éléments du transfert.
Pour Freud, la souffrance psychique proviendrait toujours plus ou moins de la séparation d’avec l’objet d’amour et du manque laissé par son absence. La plainte serait donc un moyen de pallier cette souffrance, de provoquer le retour de l’objet en le séduisant et de se l’attacher.
Colette disait : “On séduit pour dominer”, ce qui sous-entend une relation à l’autre régie par l’emprise. Au stade relationnel précoce qu’évoque Freud, ce qui est premier, c’est d’éviter la séparation et, lorsqu’elle a lieu, de déployer tous les moyens dont on dispose pour provoquer le retour de l’objet afin que cesse le manque. L’enfant qui, pour capter et retenir attention, amour et présence maternelles, oscille entre le déploiement de ses charmes et le surgissement de ses cris ou de ses plaintes. Si, dans la plupart des cas, au début la plainte attire l’attention de l’autre par ses charmes, dès que la prise de conscience d’une incontournable altérité s’impose, on tente de réduire l’écart qui s’installe entre l’autre et soi par les reproches et la plainte, le but étant de parvenir à un état fusionnel avec un objet idéalisé dont on a la nostalgie.
La plainte est universelle, se module, s’étend. Envahissante, elle occupe tout le champ disponible et s’installe avec l’assurance de ceux qui ont raison. Et comment lui refuser, puisque précisément elle se plaint ? Inlassablement, celui qui se plaint dit qu’il pourrait être heureux, être lui-même, réellement existant, que la vraie vie est à portée de main et en même temps hors de portée et impossible. Il le dit comme une évidence et un scandale. Se disant et se redisant, la plainte s’apaise. Mais, dans son apaisement même, elle trouve le motif de se redire encore, car elle garde l’espoir d’une solution qui ne viendra pas, et cette certitude la relance de plus belle.
Il n’y a pas de plainte sans mise en récit. A la différence du cri de douleur ou d’indignation, la plainte doit entrer dans le discours parce qu’elle rôde interminablement autour d’une mise en scène dont elle attend qu’enfin on puisse l’identifier, savoir de quoi elle parle. Evidence hallucinante, qui n’est jamais satisfaite, de la figuration qu’elle se donne, parce qu’elle lui paraît encore manquer d’évidence. “Voyez ce qu’il a dit !”, dit-elle. Et elle entreprend de raconter une histoire que chacun écoute sans véritablement la comprendre. La plainte nourrit cet espoir qu’un jour elle parviendra à se dire devant quelqu’un qui la comprendra tellement bien qu’elle se transformera en son contraire.
Ainsi la plainte cherche-t-elle un témoin qui la comprenne et lui donne raison. Ce qu’elle cherche en fait, de toutes ses forces, du moins le pense-t-elle, c’est la justice. Elle cherche une salle d’audience. On pourrait tout aussi bien dire que la plainte en appelle à Dieu. La motivation première du plaignant : avoir raison dans sa plainte, et que cela la fasse cesser. Mais il demande également justice. Ce n’est peut-être pas exactement la vengeance qu’il réclame (si cela signifie rendre le mal pour le mal), mais plutôt que cesse d’exister (d’une manière ou d’une autre) celui qui ne comprend pas à quel point il a tort et continue par là-même à défier son bon droit.
Se plaindre d’une personne, c’est passer de la plainte à l’accusation. On lui demander des comptes, la personne contre qui elle se plaint lui a porté tort. Le plaintif devient un plaignant, voire un plaideur. La plainte qui passe son temps à se raconter voit son récit remplacé par une série de faits saisis uniquement en tant qu’on peut, ou non, les démontrer, les prouver… La personne qui se plaint demande la reconnaissance de ce qui lui arrive ou de ce qui lui est arrivé.
Ce que demande le plaignant : la reconnaissance de la justesse de sa plainte. Il cherche aussi d’être reconnu comme étant victime.
Mais, pour des raisons qui certes ne sont pas simples, la plainte ne cesse pas pour autant. De plus en plus, par les temps qui courent, le plaignant est maintenu dans son statut de victime, et l’action qui en découle est lue comme sa satisfaction. Une dérive se crée, la plaignante se cherche en réalité plus qu’elle ne cherche une reconnaissance, car la reconnaissance ne lui apportera aucun soulagement, car en réalité, elle attend de la reconnaissance, une chose que personne ne pourra lui donner : la vie !
Effet de la plainte
Un des effets de la plainte est le syndrome de Calimero. Le syndrome de Calimero désigne les éternels plaintifs qui passent leurs journées à voir tout en noir. On les redoute, on les fuit.
La plainte montre aussi un insatiable besoin de consolation.
Le mot “plainte” vient du verbe latin plangere, qui veut dire frapper. C’est donc tout sauf un terme passif. Bien sûr, il s’agit aussi de se frapper la poitrine pour montrer sa douleur, mais la traduction physique prouve que se plaindre remplit une fonction. Dans de nombreuses cultures, les pleureuses accompagnent encore le deuil collectif. A travers ce rite, la plainte crève un abcès, permet la cicatrisation.
En réalité, les Calimero pleurent les larmes du monde contemporain qui a perdu le sens de l’humain. Souvent, c’est l’action de la lamentation qui fait office de soupape pour le plaignant blessé et non l’objet invoqué.
Ce vaste lamentando s’origine dans une injustice ou un sentiment d’injustice vécus par le plaignant, des blessures d’ego qui ont ravagé sa confiance. Elles sont souvent refoulées et doivent être débusquées pour être pansées. La parole peut libérer, l’expression aussi.
le souci chez le plaignant, c’est que la confusion et l’émotion prennent souvent le pas sur la raison.
Parfois, le mur construit pour survivre est trop épais. Ou la litanie relève du choix de vie. Le plaignant peut arriver à un tel niveau de pessimisme et de nihilisme, qu’il entre dans une attitude destructrice et dégradante.
Le problème aussi des Calimero, est de se déresponsabiliser et d’attendre le Messie. Soit un sauveur qui les comprendra et réparera l’injure faite. Cela est dangereux, car les sauveurs n’existent pas.
L’écrivain André Gide a écrit dans son Journal, en 1928 : “La préoccupation de soi-même […] marque une absence de charité qui me devient toujours plus dégoûtante. Chacun de ces jeunes littérateurs qui s’écoute souffrir ou d’inquiétude ou d’ennui guérirait instantanément s’il cherchait à guérir ou soulager autour de lui des souffrances autrement plus réelles. Nous, fortunés, n’avons pas droit à la plainte”.
François Roustang : “dans tous les cas, elle est la preuve qu’un événement persistant du passé nous empêche de profiter du présent. Et de lui faire face. Cependant, explique François Roustang, plus nous nous plaignons, plus nous souffrons. Car la plainte entretient la souffrance. D’où son invitation à la dépasser.”
Avital Ronell analyse le sens des mots plus que les concepts. Elle aborde la plainte en ces termes auxquelles elle s’apparente, ou dont elle se distingue :
- tout ce que la plainte est : pleurnicherie, insistance, besoin de soulagement, droit à un minimum de consolation, “premier râle impuissant”, mélancolie, embryon de protestation ;
- tout ce qu’elle n’est pas : évoquée, réfléchie, parcourue.
Une conversation entre un journaliste et François Roustang
Le journaliste : Quand on consulte un psy, n’est-ce pas justement pour se plaindre de ne pas jouir de l’existence ? Et surtout pour essayer d’en comprendre la cause ?
François Roustang : Cette attitude est une caractéristique de notre époque, de notre culture, qui nous invite à nous raconter, à nous inquiéter de notre moi, de notre image. Elle va de paire avec l’individualisme ambiant. Croire qu’on va guérir de sa douleur intérieure en apprenant à se connaître est la grande illusion du moment. Née avec la psychologie, elle s’est développée avec la multiplication des thérapies. On en arrive aujourd’hui à des situations absurdes : des jeunes femmes persuadées de ne pas rencontrer le grand amour parce qu’elles n’ont pas suffisamment » travaillé sur elles « . Comme s’il fallait un travail sur soi pour être amoureux ! Non seulement la connaissance de soi ne guérit pas, mais elle enferme ! Elle fait de nous des Narcisse dépressifs. Le besoin de comprendre est respectable, il fait pleinement partie de notre culture. Mais comprendre ne fait pas changer.
Le journaliste : Si mieux se connaître ne permet pas de vivre mieux, que nous proposez-vous ?
François Roustang : Une piste qui mise non sur l’introspection, mais sur l’action. Un exemple : une femme se plaint de ses mauvais rapports avec sa mère, qui n’a jamais reconnu sa valeur. Au lieu de l’inviter à ressasser son enfance malheureuse, j’essaie de lui faire entendre qu’elle n’a plus besoin, aujourd’hui, d’être reconnue par sa mère ; qu’il existe de nombreuses sources de bonheur possibles pour elle : s’investir dans le travail, l’amour, l’amitié. Le passé ne se change pas.
Il est absurde d’attendre qu’une reconnaissance ou un amour » ait eu lieu « . La question est : » Comment faire pour me rendre disponible au réel actuel ? » Cela suppose de tourner le dos à ses manières habituelles de vivre, de penser, de sentir.
Le journaliste : Vous admettez néanmoins que notre histoire familiale, nos expériences douloureuses influencent notre présent ?
François Roustang : Oui. Mais que faire de ce constat ? Je ne nie pas l’importance de notre enfance, j’estime qu’il faut ne pas y rester fixé. L’exemple que je vais vous donner est plus dramatique que le précédent. Récemment, une femme est venue me voir après sept ans de thérapie. Pendant toutes ces années, elle avait fouillé son passé à la recherche d’une preuve, car, à la mort de son père, elle avait eu le sentiment qu’il avait abusé d’elle dans son enfance. Sept ans plus tard, elle n’en savait pas davantage et était au plus mal. Au lieu de continuer à creuser, pour savoir si son impression reposait sur une vérité, je lui ai proposé de travailler autour de cette idée : » En admettant que mon père ait abusé de moi, quels sont les moyens dont je dispose aujourd’hui pour être heureuse ? «
Source :
Annie de Butler
Alain Cugnot
Marie-Pierre Genecand
Leslie Rezzoug
François Roustang
Avital Ronell
Saverio Tomasella, Le Syndrome de Calimero, Albin Michel, Paris, 2017