Les jeux dangereux
La pratique de “jeux” dit SM se développe de plus en plus chez les BDSMistes au détriment de la D/s. Jeux pouvant entraîner de graves accidents, ces pratiques dangereuses s’avèrent inintelligibles et illogiques et d’une grande complexité dans la motivation de leurs “joueurs”. Mais quelles sont ces pratiques ? Comment les repérer et les prévenir ? Si ces jeux ne prennent pas de dimension mortifère, restent-ils à percevoir comme symptôme témoignant d’une insécurité psychique et relationnelle ?
Depuis quelques années, je relève de plus en plus entre pratiquants, des scènes, des pratiques SM en particulier dans le cadre de soirées, et de munch and play. Ces pratiques qui existaient déjà par le passé sont de moins en moins maîtrisées et de plus en plus insécures. Elles sont spectaculaires, elles font le show, mettent en exergue les égos. L’expérience d’intervention des anciens est rejetée. On peut percevoir ces scènes comme des formes d’ordalie.
Avant même de décrire ces différentes pratiques, il me paraît essentiel d’insister sur le fait que ces scènes, ces pratiques ne sont pas des jeux. Les travaux de Donald W. Winnicott nous ont permis d’envisager le jeu comme un espace de l’expérience de réalité, la scène où “ça se signifie”, un espace “entre-eux-deux” où se déroulent les transitions entre la réalité psychique interne de l’individu et la vie extérieure ; une scène “qui n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur”. S’il peut être compris comme un comportement spontané, le jeu est en fait un temps de coconstruction entre le monde fantasmatique de l’individu et la réalité du monde extérieur qui engage des processus d’accès à la symbolisation, à l’expression de soi et à la communication, à la connexion : “Sur cette base de structuration du psychisme, le jeu est recherche et création permanente de la réalité et du sentiment d’exister par soi-même et du sens que prennent ces phénomènes pour l’individu” (Winnicott D.W., 1975).
Le jeu n’est pas que le reflet des représentations internes de l’individu, il témoigne aussi de l’impact de l’environnement sur son développement par sa dimension de défense contre l’effraction de la pulsion (Moro M. R., 2008). Il n’est plus considéré comme une simple activité récréative ou uniquement ludique, car il apparaît tout à la fois comme une mise en scène des tensions psychiques de l’individu et comme un moyen thérapeutique dans le cadre de l’élaboration des liens intersubjectifs, ou dans le cadre de cicatriser des plaies du passé.
Mais si le “jeu” participe à l’insertion sociale de l’individu auprès de ses pairs, les pratiques et scènes dangereuses se distinguent des habituels scènes ou pratiques par la dimension spectaculaire et/ou mortifère de ces pratiques puisqu’en y participant, le BDSMiste s’expose, ou confronte un pair, à un risque important de se blesser, voire de mourir. L’unique similitude avec les pratiques ou scènes ordinaires serait liée au fait que le “jeu” délimite un cadre qui signifie que les choses qui s’y inscrivent ne doivent pas être traitées comme celles qui sont à l’extérieur. Mais ces pratiques dangereuses et traumatiques restent le plus souvent à sens unique, sans espace de partage expérientiel, et témoignent de la déliaison des interactions intersubjectives (interactions intersubjectives : qui concerne les relations de personne à personne, chaque personne étant considérée du point de vue de sa subjectivité). Le BDSMiste pris dans ce type de pratique est hors de la scène symbolique, hors du monde. Son activité ne permet aucune réelle interaction avec ceux qui l’entourent, aucun partage ; c’est un espace à sens unique, une impasse psychique. La pétrification émotionnelle de la personne soumise contamine ceux qui sont témoins de l’expression de sa souffrance et deux types de réaction sont alors fréquemment observés : soit les spectateurs se mettent à rejeter violemment ce qu’ils voient ; soit ils expriment une fascination et ne parviennent pas à se dégager de l’excitation provoquée par la violence de cette mise en scène. Cette réaction que nous pourrions qualifier “d’appétence traumatique” est présente essentiellement chez les gamers (kinsters) qui peuvent alors être entraînés par le BDSMiste auteur, sans comprendre le scénario du “jeu”.
Lorsqu’il existe dans la scène des actes, des comportements non maîtrisés pouvant conduire facilement à l’accident voire plus, le terme de jeu ne peut plus y être associé. Il est nécessaire d’utiliser un autre terme : “pratiques dangereuses” que je nomme : OrdealPlay. Le terme “jeux” attribué à ces pratiques dangereuses à dimension ordalique témoigne des défenses mises en œuvre par le monde des BDSMistes pour lutter contre l’innommable et l’inintelligible : comment concevoir qu’un BDSMiste puisse se détruire ou détruire l’autre ? Le même processus est d’ailleurs à l’œuvre dans l’utilisation du terme “tournante BDSM” pour qualifier les scènes collectives entre BDSMiste (Une personne soumise et plusieurs Dominants). La banalisation et l’aspect ludique donné à ces pratiques sont des évitements sémantiques qui témoignent des réactions défensives des BDSMistes : “il/elle est consentante, ils jouent” ; “ce n’est qu’un jeu, on maîtrise”. Mais si les BDSMistes tentent de se protéger psychiquement de l’effraction que représente la confrontation à l’innommable, le consentement et le vocabulaire participent à renforcer ce type de pratique. Face au déni des BDSMistes à l’égard de la dangerosité de ces comportements, ces pratiques ne peuvent que s’enrichir puisque aucune limite n’est posée et que tout le monde se cache derrière une pseudo maîtrise et un consentement qui est tout sauf éclairé !
Il est souvent difficile de comprendre dans quel contexte et pour quelles raisons ces pratiques se déroulent. L’influence des pairs est ici importante, le besoin de s’affirmer, l’angoisse par rapport au monde extérieur est souvent retrouvée.
Sont-ils motivés par la contrainte de l’effet de groupe, par crainte de perdre leur place au sein du groupe ? Le récit sublimé des expériences soit disant vécues ou vues par leurs pairs (lors de conversation IRL ou sur le net) les conduisent à réaliser ces pratiques dans un mimétisme morbide, voire d’aller encore plus loin ; ce qu’ils n’auraient jamais fait dans un autre contexte que BDSM. L’effet de groupe et l’influence des pairs inhibent le discernement et la capacité d’envisager toutes les conséquences possibles de tels actes. La pression du groupe est vécue comme importante et le BDSMiste cède en se laissant embarquer dans le “jeu” sans le vouloir réellement. Comme le précise David Le Breton (2010) : “Le risque pour la santé ou la vie, de toute façon mal entrevu, pèse moins que le risque pour l’identité”. Intégrer le groupe, ou rester dans le groupe, prime sur le libre choix, sur la raison. La crainte d’être exclu, d’être ridiculisé ou raillé, condamne le BDSMiste à faire ce quelque chose qu’il n’aurait jamais fait dans un autre contexte.
Ou alors, recherchent-ils des sensations et un apaisement du manque ressenti en dehors de ces “jeux”. Le danger est que la pratique régulière de ces “jeux” dangereux entraîne l’apparition d’un degré de dépendance notable, lié aux bouleversements physiologiques suscités par ces pratiques, c’est addictif ! Ces BDSMistes sont dans une recherche permanente de sensations toujours plus fortes, d’expériences nouvelles, et prennent souvent des risques. Ces BDSMistes ne sont pas sensibles aux actions de prévention qu’ils conçoivent souvent comme un défi supplémentaire avec une impression constante que les autres n’y comprennent rien, que les autres sont trop sensibles, fragiles, qu’ils maîtrisent, etc.
Pour d’autres, l’excitation peut être produite non pas par les effets directs du “jeu”, mais par les réactions qu’ils constatent de l’effet du jeu sur d’autres. Ces BDSMistes sont souvent charismatiques, avec une force de conviction importante et une facilité à manipuler les autres. Ils ont souvent une place de dominant (même s’ils sont soumis) et peuvent rapidement déstabiliser leurs pairs. Ils sont peu sensibles aux règles fixées et ne manifestent aucun sentiment de culpabilité quand un accident se produit. Les actions de prévention peuvent les renforcer dans l’importance de leur place de leader, leur ascendant sur les autres est tel, qu’ils ne parleront pas.
Ceux qui ont une personnalité fragile ne sont pas rares dans ce milieu, mais, dans ce cas, le risque d’accident est très important. Ces BDSMistes pratiquent souvent des “jeux” OrdealPlay. Ils présentent le plus souvent une symptomatologie dépressive importante (Alvin P., 2009?; Pommereau X., 2005).
On pourrait distinguer dans ces “jeux SM” une catégorie de victimes et une d’auteurs. Mais l’une des complexités des pratiques dangereuses (OrdealPlay) est que les pratiquants soumis expérimentent très souvent deux postures : celle de la “victime” (soum), que nous pourrions appeler la “mise en risque”, et celle de la mise en cause (Dom). C’est-à-dire qu’une soumise peut tout aussi bien être fouettée que fouetter, impactée qu’impactrice (Idem au masculin). Elle se catégorise comme soumise, mais switch, comme certaines personnes (beaucoup plus rares) se catégorisent comme Dominant, mais switch à certains moments. Cette dynamique complexe rend particulièrement délicates les actions de prévention.
Comment expliquer à une personne soumise qu’elle se met en risque (danger) en vivant ces “jeux”, lorsqu’une heure plus tard, vous la voyez faire ces mêmes “jeux” à une autre personne, mais cette fois en position dominante ? Comment lui expliquer aussi cette mise en risque, lorsqu’elle a elle-même sollicité ou provoqué ces “jeux” ? Ses réponses seront tellement logiques affectivement mais illogiques rationnellement, que toute prévention s’avérera inutile voire déplacée.
Il y aura des répercussions qui accentueront leur trouble psycho-affectif. Ces répercussions peuvent être multiples et durables :
- troubles du comportement (anxiété, agressivité, retrait, hypervigilance, difficulté de concentration, irritabilité) ;
- troubles dépressifs (sentiment de honte, dévalorisation, culpabilité permanente, perte d’envies et de projets) ;
- troubles psychosomatiques (maux de tête, maux de ventre) ;
- troubles professionnelles (transgression, décrochage, phobie).
Finalement, je prends davantage conscience que ces personnes ne sont que SM, malgré les appellations “Maître”, il n’y a aucune D/s. Le mot “Maître” semble n’être qu’une façade, qu’un décorum, qui leur permet de laisser libre court à leur SM.
Ces personnes souvent déjà très fragiles par leur trouble psycho-affectif, au lieu que ces “jeux” lèvent leur fragilité, au contraire, ces “jeux” renforcent leur fragilité. Elles entrent dans une spirale négative, plus le temps passe, plus il sera difficile pour elles de s’en sortir. Lorsqu’on discute avec ces personnes, on ne peut pas dire qu’elles n’ont pas de logique, qu’elles sont dans une quelconque difficulté, elles s’enferment toutes seules dans cette spirale avec une énorme assurance. Par contre lorsque la réalité pointera son nez, tout leur monde s’écroulera. A partir de là, faudra cesser de se plaindre, faudra accepter de s’être tromper, faudra s’accepter, pour pouvoir se pardonner !