L’engagement dans le quotidien
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler dans une relation BDSM de l’engagement dans le quotidien selon mon point de vue.
Pour obtenir le comportement et l’attitude désirés d’une personne soumise, les convictions transmises par notre culture BDSM ou la motivation par la responsabilisation ne sont pas suffisantes.
La manipulation peut être la pire et la meilleure des choses. Elle peut être mise au service des causes les plus sombres comme des causes les plus nobles. Qu’on le veuille ou non, on peut, par manipulation, amener une personne à brûler ses vaisseaux et à s’aliéner dans une secte, mais on peut aussi bien par influence rendre quelqu’un honnête, serviable, généreux, responsable…
La sagesse populaire nous dit : “Qui vole un œuf, vole un bœuf.” Mais hélas la sagesse populaire oublie ou ne dit pas aussi : “Qui donne un œuf, donne un bœuf”.
Faire en sorte qu’une personne soumise obéisse, se soumette lors d’un temps partiel, d’une soirée, d’un munch est facile. Elle le fera parce qu’elle est consentante et que sur un temps court, cela ne lui demande que peu d’efforts. Par contre rester à sa “place” en 24/7, là cela se complique pour elle, son environnement professionnel, social, sa famille, … complique énormément sa soumission, cela va lui demander un gros travail et beaucoup d’efforts toute la journée, tous les jours…
Un des rôles de la personne dominante n’est pas de l’aider, le but n’est pas de faire de la personne soumise un “objet” assisté. Le but est de l’accompagner, de la guider afin qu’elle puisse en toute circonstance rester à sa place.
Le rôle de la personne dominante est de l’accompagner, de la guider, de la soutenir dans son engagement dans sa soumission.
Persuader pour convaincre
Les gens qui sont convaincus de la nécessité de faire quelque chose le feront-ils ?
Pour une personne dominante, il pense qu’il suffit de dire à la personne soumise : “Tu es soumise, tu es consentante, c’est ton choix, ta recherche, donc tu dois m’obéir”.
Ils sont persuadés que le fait de se déclarer “dominant”, qu’elle se déclare “soumise”, que de rechercher une relation hiérarchisée est suffisant pour que la personne soumise lui obéisse. Ils en sont convaincus.
Dans le temps, il se rendra compte que l’obéissance n’est pas toujours là, et par moments, la personne soumise en viendra même à prendre des décisions à sa place. Elle le provoquera, elle s’amusera même des fois de sa domination.
Il ne suffit pas d’être convaincu pour que la personne soumise se soumette. Il faut admettre que la persuasion n’est pas forcément le meilleur moyen d’amener les gens à faire quelque chose.
Pour qu’elle puisse se soumettre, elle doit être convaincue du bien-fondé de ce quelque chose, mais cela n’est pas suffisant !
Pour changer le comportement d’une personne soumise, il ne suffit pas de jouer sur ses idées et d’aviver ses motivations.
Pour jouer sur les idées, le bon sens nous invite à recourir à l’argumentation et donc à la persuasion. On s’efforcera alors de diffuser de nouveaux arguments ou d’insister sur d’anciens.
Une personne soumise étant une femme avant tout, donc un être humain, et ce dernier est supposé rationnel, on présume qu’elle adhérera aux arguments qu’on lui soumet, pour peu évidemment que ces arguments soient raisonnables. Cette adhésion se traduisant par une modification de ses idées. L’être humain étant supposé consistant, on présume en outre que de nouvelles idées engendreront de nouveaux comportements.
En trouvant les bons arguments, parviendra-t-on aussi à convaincre notre personne soumise d’obéir ?
Pour jouer sur les motivations, les stratégies ne manquent pas, des plus élémentaires aux plus sophistiquées. Les plus élémentaires sont pleinement adaptées aux gros bras, aux âmes peu sensibles, aussi bien qu’aux ânes et aux chiens. Il s’agit des stratégies qui reposent sur le maniement de la carotte et du bâton ou, pour le dire de façon plus policée, des stratégies fondées sur les récompenses et sur les punitions. Dans le temps, on s’aperçoit vite que les récompenses et les punitions ne sont pas porteuses d’avenir.
Motiver par la responsabilisation
Les stratégies de motivations les plus sophistiquées n’ont rien de commun avec les précédentes. Elles font appel à quelques principes internes permettant aux personnes soumises de se considérer comme “automotivées”.
Si les personnes soumises sont convaincues qu’elles doivent obéir, mais qu’elles sont peu motivées, vont-elles obéir ?
On parle de motivation intrinsèque pour signifier que les déterminants du comportement sont à rechercher dans la personne elle-même (son caractère, sa personnalité, ses traits, ses valeurs, ses convictions…) et non dans la situation : motivation extrinsèque (pressions, récompenses, punitions, normes sociales, concours de circonstances…).
Le sens des responsabilités est l’un de ces principes internes particulièrement prisés dans notre société actuelle.
L’une des motivations essentielles est la responsabilité. Faire appel au sens de la responsabilité, sera-t-il suffisant pour qu’elles obéissent ?
Il en est d’autres, comme le plaisir que l’on peut prendre à faire ce que l’on a à faire.
Ces stratégies de motivations ont un avantage non négligeable sur les précédentes : elles ne reposent pas sur les options fortes du pouvoir (pouvoir sur) et ont de ce fait un coût relationnel plus faible.
Malheureusement, on ne peut les appliquer qu’à des personnes soumises disposées à trouver quelque satisfaction personnelle dans la réalisation de valeurs abstraites à notre société.
Pour certaines personnes dominantes, il est plus aisé de motiver intrinsèquement quelqu’une qui a tout dans les bras et rien dans la tête que quelqu’une qui a tout dans la tête et rien dans les bras ou, pour prendre un exemple, une femme au foyer plus qu’une cheffe d’entreprise.
Force est de s’apercevoir avec le temps que ce n’est pas suffisant. Devons-nous en conclure que les personnes soumises sont irresponsables et fermées à tout argument ? Forcément que non !
Engagement
Le fait de permettre à la personne soumise de s’engager (voire l’article sur l’engagement) dans une situation peut lui permettre de se transformer, de transformer son comportement passif en un comportement actif, voire proactif.
S’engager dans le BDSM, c’est entrer dans une philosophie de l’engagement. “C’est en cherchant, définissant la philosophie BDSM dans ma perception personnelle, que la notion de quête est clairement apparue.” dixit ma soumise novice allotei.
Lorsqu’on parle de philosophie de l’engagement, cela demande du temps pour en prendre nourriture, forcément que prendre de la nourriture, c’est “grossir”, mais c’est aussi “grandir”. L’évaluation du bénéfice/risque permet justement à la soumise de poser la frontière entre “grossir” et “grandir”.
Que la soumise ne veuille pas grossir, on peut le comprendre, mais il faut aussi accepter qu’elle ne veuille pas grandir. Cela fait peur de grandir, il faut accepter l’image que nous renvoie notre miroir. La théorie du miroir veut que les personnes que nous rencontrons nous renvoient notre reflet.
Cette théorie nous aide à prendre conscience de la personne que l’on est réellement, et veut-on être réellement être soumise ? Le veut-on pour s’amuser ? Dans un temps partiel ? Au quotidien ? En 24/7 ? Accepte-t-on le regard d’autrui sur notre condition ou veut-on le cacher aux yeux du monde ?
Pour reprendre les termes de ma soumise novice : “Oui je souhaite grandir , j’en ai besoin .. et je crois que c’est justement parce que depuis que je Vous connais, que j’ai grandi […] que je ne peux ni veux accepter des choses qui n’ont pas de sens, ni faussement m’engager ou m’engager qu’à moitié.”
Lorsqu’on entre dans une philosophie de vie BDSM, forcément qu’on entre dans une philosophie de l’engagement. Si pour la soumise, c’est lui permettre de se transformer, de transformer son comportement passif en un comportement actif, voire proactif, qu’en est il de la philosophie de l’engagement d’un Maître ?
Face à la complexité croissante due à l’évolution de la relation BDSM, le travail de la personne dominante se doit d’aller dans l’expertise, on pourrait parler d’ingénieur BDSM.
Sans oublier qu’une personne qui sort de l’école avec un diplôme d’ingénieur fait de lui une personne qui porte une étiquette, celle d’ingénieur, mais le diplôme ne définit pas son expertise, seulement qu’il a la théorie, pas la pratique, pas l’expérience.
Avec le temps, en accumulant de l’expérience, il se doit de chercher à maîtriser les politiques (politique dans son sens premier : vie publique) et les stratégies BDSM. Il doit être capable d’établir un diagnostic des besoins de sa soumise, de sa relation et de proposer des réponses.
Si aucune veille BDSM (ou écoute active BDSM, c’est la collecte des informations relatives à la relation BDSM) n’existe ou si ses outils de remontée d’informations s’avèrent défaillants, il doit être en mesure de remédier à cela. Il doit mettre en œuvre ses compétences et expériences pour l’amener à se mobiliser pour obtenir les informations qui lui sont nécessaires pour faire évoluer et vivre la relation BDSM.
Une part importante de son expertise s’applique au développement de la relation.
Le Maître se doit de s’engager dans cette expertise, dans une auto-critique, dans une anticipation, dans une remise en cause perpétuelle.
Le Maître doit s’engager dans la sécurité et la protection de sa soumise.
Conclusion
Ces trois processus pour apporter un changement dans le comportement ou l’attitude sont sous-tendus par divers présupposés. Ces présupposés s’inscrivent dans deux cadres théoriques :
- Le premier cadre théorique est dans notre culture, c’est le plus naturel.
Il donne lieu aux convictions les plus courantes : la personne soumise agit dans le fil de ses idées et de ses motivations. Mais cela ne permet pas toujours l’obéissance en toute circonstance.
Dans ce cadre théorique, en effet, les personnes soumises apparaissent comme raisonnables, motivées et consistantes. Et lorsqu’elles font ce qu’elles doivent faire, c’est surtout parce que cela leur convient.
Il est normal que la personne soumise fasse ce qui lui convient, mais lorsqu’elle refuse ce qui ne lui convient pas pour n’accepter que ce qui lui convient sans raison rationnelle, est-elle toujours dans la soumission ou entre-t-elle dans la soumination ?
Autant dire que ce cadre théorique trouvera toujours un excellent accueil auprès du public BDSM et, surtout, de ses porte-paroles. La seule ombre au tableau est celle de la carotte et du bâton.
Difficile de se voiler la face : carotte et bâton constituent des déterminants irrémédiablement externes du comportement humain et la simple évocation de leur ombre nous oblige à sortir de nos confortables habitudes de pensée qui dirigent ordinairement nos analyses vers les seules déterminations internes du comportement.
- Le second cadre théorique, l’Homme agit et pense en fonction de ses actes antérieurs.
Le second grand cadre théorique permet de comprendre la deuxième stratégie utilisée. Il est en profonde rupture avec le premier : l’Homme agit et pense en fonction de ses actes antérieurs. Pour amener une personne à agir comme on le souhaite, il convient donc, avant toute chose, d’obtenir d’elle un acte, l’acte le plus à même de la prédisposer à faire ce qu’on attend d’elle.
Obtenir de la personne soumise un acte préalable, d’une banalité confondante. Cet acte suffit à installer la personne soumise dans une voie comportementale qui va la conduire à obéir.
Je prends un exemple : en lui demandant si la place d’une soumise est de se mettre à genou au pied de son Maître lorsque ce dernier discute avec d’autres personnes BDSM ? Elle va me répondre “oui”. L’émission d’un simple “oui” va la conduire à se mettre à genou si dans l’instant qui suit j’entre en discussion avec d’autres personnes dominantes.
En engageant la personne soumise à se mettre à genou lors d’une situation, il devient plus simple pour elle, de se mettre à genou dans d’autres situations similaires.
Solliciter la personne soumise de telle sorte que la vertu d’un oui (dans ce cas), l’engage dans un acte malgré elle.
On peut transformer des actes banals et d’une quotidienneté désarmante en outils redoutables d’engagement, faire attention cependant à ne pas glisser dans la manipulation.
Dans ce second cadre théorique, le comportement humain est davantage le fait de conditions externes que de conditions internes.
Ce n’est pas parce que la personne soumise est intimement convaincue, ni parce que quelque motivation personnelle la pousse, mais parce que la personne dominante s’est arrangée pour obtenir de sa soumise un acte d’acceptation qui ne lui serait même pas venu à l’esprit si il ne s’était pas adressé à elle. À ce titre, ni convaincue, ni motivée, mais faisant malgré tout ce qu’on attendait d’elle, elle a bel et bien été influencée. A faire très attention dans l’utilisation de cet outil pour ne pas glisser dans la manipulation !
Avec ce nouveau cadre théorique, nous sommes donc confrontés aux déterminations externes du comportement. Certes, avec les stratégies de motivations fondées sur le maniement de la carotte et du bâton, nous sommes confrontés à ce type de motivations. Mais ces nouvelles déterminations externes sont radicalement différentes des précédentes et ne sauraient d’ailleurs convenir aux ânes et aux chiens, si elles peuvent convenir aux gros bras et aux âmes peu sensibles.
Si, à l’occasion, les sanctions peuvent s’avérer réellement efficaces, elles souffrent d’une limite majeure : en arrêtant les sanctions et on n’obtient vite plus rien. Les sanctions ne sont pas porteuses d’avenir. Elles n’affectent, en effet, qu’assez peu les idées que les gens peuvent se faire de ce qu’ils aiment, de ce à quoi ils croient, de ce qui compte pour eux, bref de toutes ces déterminations internes que les gens peuvent trimbaler avec eux en tous lieux et en toutes saisons.
L’engagement ne connaît pas pareille limite. Même si son efficacité tient également à des sollicitations externes, il implique, contrairement aux stratégies basées sur les sanctions, la création d’un lien entre la personne soumise et son acte qui va désormais agir comme un facteur interne de réalisation comportementale. L’obéissance est donc mieux assurée.
La théorie de l’engagement de Kiesler (1971), théorie qui n’est autre que la théorie du lien dont je viens de parler entre un individu et ses comportements.
Je ne veux pas ouvrir un débat sur les questions idéologiques et morales que posent les applications de la théorie de l’engagement. Pour moi ce n’est pas de la manipulation mais seulement de l’influence. Je fais la différence entre la manipulation dans le BDSM qui est à des fins personnelles, et l’influence dans le BDSM qui permet à la personne dominante de mieux servir la relation.
Cette pratique-là est-elle plus répréhensible que d’autres formes de pratiques sociales pour lesquelles il ne viendrait à l’idée de personne de parler de manipulation ?