Le protectorat dans le BDSM ou dans les cordes
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler du protectorat dans le BDSM ou dans les cordes selon mon point de vue.
D’un point de vue étymologique : protection vient du verbe protéger du latin protegere, protéger, couvrir, mettre à l’abri.
On parlera de mentorat, de tutorat entre personnes Dominantes ou entre personnes soumises, et l’on parlera de protection entre une personne Dominante et une personne soumise.
Demander la protection est un acte de confiance.
Se mettre sous la protection d’une personne, c’est déjà reconnaître sa vulnérabilité, aussi bien dans sa personne, que dans la personne de tout autre. La vulnérabilité réside dans l’exposition à l’autre, d’où ce besoin d’avoir une protection.
Prendre une personne sous sa protection c’est admettre la vulnérabilité de la personne protégée.
Comme je l’expliquerai plus bas, la vulnérabilité est chevillée à la reconnaissance, et la reconnaissance consiste alors à être soi-même dans, ou par un autre et en quelque façon à être l’un pour l’autre, les uns pour les autres.
Un des objectifs du protectorat est donc de soutenir l’autonomie de la personne soumise, l’aider à trouver et/ou protéger son équilibre. C’est respecter son intégrité sociale, physique et psychique. C’est l’aider à développer et/ou protéger le respect de soi et l’estime de soi. C’est accepter une contrainte de réciprocité. La liberté a un prix, elle n’est conquise véritablement que dans le travail ou la formation. tout cela sera développé ci-dessous.
La notion de vulnérabilité est ancrée dans la sensibilité, dans la passivité de la “peau offerte”, mise à nu, exposée à la blessure ou à l’outrage. Le sujet se découvre sans défense ; il est pour l’autre dans un rapport antérieur à tout ce que l’autre lui fait ou pourrait lui faire subir. Il y a à la vulnérabilité une valeur éthique, car la responsabilité pour autrui s’y révèle première. Le sujet ne se définit pas par l’autonomie, mais il est plutôt pour l’autre, originairement ; sa responsabilité étant antérieure à une quelconque décision souveraine de sa part. La vulnérabilité est le cœur du sujet. Elle l’assiège en le rendant otage de l’autre. Si un tel discours sur la vulnérabilité est éthique, c’est que seule une perspective religieuse sur le monde est en mesure d’accorder une valeur à la fragilité du sujet. Car, dans l’immanence des relations BDSM, la vulnérabilité est plutôt la marque de la précarité de certains individus dans le champ social.
Il y a une dimension critique de la notion de vulnérabilité, qui tient à ce qu’elle est l’affect originaire qui fournit les raisons éthiques et politiques de défendre la fierté des sujets sociaux quand elle est mise en danger, et qui montre comment, dans une société BDSM, des vies invivables sont produites par la précarité et la désaffiliation sociale. Reconnaître que la fierté et le désir de vivre sont vulnérables, c’est résister à ce qui les menace et les blesse.
Certains chercheurs qui font des analyses sur le genre et les normes, introduisent la vulnérabilité dans la réflexion éthique sur la reconnaissance.
Ce désir de reconnaissance dans la Phénoménologie de l’esprit (Hegel, 1807) est interprété comme la mise en valeur de la nécessité éthique d’une limitation mutuelle du désir égoïste des sujets. Cette morale du respect implique un décentrement de soi et une capacité d’envisager le point de vue de l’autre qui font de la reconnaissance réciproque la condition de la conscience de soi, autrement dit de la formation de soi.
Or, dans Maîtrise et Servitude (Hegel), on sait que la conscience serve, pour rester en vie et satisfaire une condition de la reconnaissance qui est d’être vivante, cède à la peur de la mort et abandonne son propre désir pour satisfaire celui du Maître. Dans La phénoménologie de l’esprit, la reconnaissance est inégale. Le serviteur reconnaît le Maître sans en être reconnu et le passage paraît montrer moins la formation de l’individualité par la reconnaissance réciproque que le sujet aliéné dans le désir de reconnaissance. La liberté n’est conquise véritablement que dans le travail ou la formation.
Dans La lutte pour la reconnaissance, Honneth soutient que la relation de reconnaissance comporte une contrainte de réciprocité. La relation de reconnaissance est soumise, de manière immanente, à des exigences de réciprocité. Pour qu’autrui puisse être l’objet d’une demande de reconnaissance, il faut que je reconnaisse préalablement la valeur de son jugement et sa capacité de le transcrire en actes. C’est sans doute une des plus grandes raisons pour laquelle on retrouve autant de personnes dans le BDSM en recherche de reconnaissance, le souci étant que leur valeur de jugement est faussée car ancrée dans un individualisme profond (morale des désidérata) et qu’ils sont souvent pas incapable de transcrire en actes les grands principes qu’ils énoncent verbalement. L’interaction sociale ne repose pas uniquement sur des formes d’accords langagiers, mais sur des attentes normatives liées à la demande de reconnaissance. Ainsi, au lieu de définir la justice à partir des normes de droit, beacuoup d’individus dans le BDSM ou dans les cordes, l’appréhende à partir de l’expérience de l’injustice, vécue par les BDSMistes de façon infra-langagière, comme un sentiment qui accuse le déni de reconnaissance ou le mépris social, et qui peut s’élaborer verbalement dans la discussion. C’est dans le sentiment d’injustice que se découvrent les attentes normatives impliquées par la demande de reconnaissance. Dans la mesure où l’individu est constitué intersubjectivement, il est intersubjectivement vulnérable. La vulnérabilité est chevillée à la reconnaissance.
La reconnaissance est un savoir irritant ; l’exclu agresse l’autre parce qu’il est lui-même irrité de se trouver exclu par l’autre. Et l’autre, à son tour, est irrité, parce que l’exclusion qu’il opérait sans souci, il doit l’opérer à présent sur le savoir. Or il ne veut rien savoir de l’exclusion à laquelle il soumet l’exclu. Les deux, l’offenseur et l’offensé, se tiennent l’un en face de l’autre. Si l’offenseur est en partie satisfait par son acte agressif, l’offensé dont la possession et le travail ont été niés est à présent tendu contre cet être pour soi étranger, qui s’est posé dans l’intime de son être propre. Mais ce que veut l’offensé, ce n’est pas être restauré comme tel dans la possession, mais y être restauré en tant que reconnu, à bon droit donc. À chaque adversaire, une telle lutte paraît avoir pour but la mort de l’autre, mais chacun y rencontre plutôt la sienne ; elle est un suicide, un pur danger, dans lequel chacun voit l’autre en tant que pour soi et se découvre comme avoir de la volonté, volonté universelle ou personne relevant de l’éthicité, autrement dit, comme relevant de la norme du droit qui est inhérente à cette socialisation immédiate. La reconnaissance consiste alors à être soi-même dans, ou par un autre et en quelque façon à être l’un pour l’autre, les uns pour les autres. Dans cette recherche de protectorat dans le BDSM, cette notion d’être soi-même, à être l’un pour l’autre est très importante. C’est aussi pour cette raison que tant de fois l’on entend dire qu’une relation de protectorat est nocive, toxique pour la personne protégée, car elle n’est plus soi-même.
Dans cette recherche de protection, l’intégrité individuelle est implicitement mise en avant, c’est qu’il n’est pas possible de développer un rapport à soi intact sans l’expérience de la reconnaissance sociale. A. HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, exprime ainsi “c’est l’expérience sociale de la vulnérabilité morale de leur partenaire d’interaction, et non l’expérience existentielle de la mortalité de l’Autre, qui peut faire prendre conscience aux individus de ces rapports de reconnaissance primitifs, dont le noyau normatif prend dans la relation juridique la forme d’une obligation intersubjective”.
L’intégrité, ou encore le rapport à soi intact, sont synonymes de l’autonomie. Une telle autonomie n’existe que dans le contexte social et ne s’apparente pas à la conception abstraite des individus auto-suffisants. Car, au contraire, la formation du “je” pratique présuppose la reconnaissance réciproque entre sujets : c’est seulement quand chacun des deux individus se trouve confirmé dans son activité propre par son vis-à-vis qu’il parvient corrélativement à se comprendre lui-même comme un “je” individualisé.
La conception de la justice sociale dans le BDSM doit donc intégrer les critères de la vie bonne, que sont la confiance en soi, le respect de soi et l’estime de soi. Ces critères supposent respectivement les trois sphères de reconnaissance qui sont mises en valeur par Honneth : l’amour, où sont confirmés nos besoins affectifs fondamentaux ; le droit, où est reconnue la valeur égale des personnes ; et le travail, où se trouve reconnue notre contribution à la société. Le rapport à soi n’est pas l’affaire d’un ego solitaire réfléchissant sur lui-même, mais il relève d’un procès intersubjectif, où l’attitude que le sujet entretient à l’égard de soi émerge socialement dans la rencontre avec l’attitude des autres à son égard. La confiance en soi, le respect de soi et l’estime de soi ne sont ni des croyances ni des états émotionnels, mais des propriétés émergentes qui sont parties prenantes du procès dynamique, dans lequel les individus sont amenés à faire l’expérience d’eux-mêmes socialement, comme susceptibles de sollicitude, comme des agents responsables, et comme solidaires de projets communs. Le rapport à soi est produit et est conditionné socialement.
L’importance de la reconnaissance mutuelle, qui est conçue comme une exigence morale, se voit clairement dans les effets du déni de reconnaissance, manifestes quand on a affaire aux individus socialement abîmés, à qui la reconnaissance a gravement fait défaut. Les blessures morales se déclinent selon les trois sphères de la reconnaissance. Pour la sphère de l’intimité, ce déni est le viol de l’intégrité physique, et toutes les formes de sévices, de violences ou de tortures, mais aussi d’indifférence à nos besoins et à nos attentes personnelles. Pour le droit, le déni de reconnaissance consiste dans le viol de l’intégrité sociale, la discrimination, la privation de droits ou l’exclusion. Et pour le travail, il s’agit des diverses formes de l’humiliation sociale. Ce sont là les différents visages du mépris, auquel le registre de la blessure et de la mort psychique ou sociale s’applique parfaitement. En radicalisant la dimension morale de la vulnérabilité, on réinvestit le champ de la mort symbolique mais aussi, à la limite, de la mort réelle. La vulnérabilité est vulnérabilité à la reconnaissance.L’autonomie est définie de façon relationnelle à partir de la reconnaissance. Loin de l’idéalisation de l’individu imperméable, assuré et autosuffisant, elle signifie pour le sujet la capacité effective de développer et de rechercher les conditions d’une vie qui ait une valeur à ses propres yeux, en sachant qu’une telle capacité ne peut se réaliser sans des conditions sociales qui la soutiennent. La confiance en soi, autrement dit un rapport à soi qui conjugue la liberté, l’ouverture à ses propres sentiments et la maîtrise de l’affectivité, repose sur la solidité des relations affectives qui la soutiennent. Ainsi, soutenir socialement l’autonomie, c’est pour la société BDSM favoriser une politique communautarisme qui protège l’équilibre entre relation sociale et médiatique (internet, soirées, munch, etc.), et la vie privée. L’estime de soi, enfin, est rendue plus vulnérable par un environnement social ou médiatique hostile, dénigrant ou démoralisant.
Prendre une personne sous sa protection exige donc un travail, on doit laisser toute autonomie et liberté à la personne protégée, on a le rôle de protéger, d’accompagner, de partager, d’échanger, de l’aider à trouver son propre équilibre.
Demander la protection d’une personne Dominante demande un travail aussi, le but est de trouver son équilibre au sein de cette nouvelle communauté, de trouver et de prendre sa place. C’est l’écouter, l’entendre, le questionner, partager, échanger. C’est lui donner sa confiance.