L'autorité dans le BDSM
Note 1 : Dans le présent document, les termes employés pour désigner des personnes sont pris au sens générique, ils ont à la fois la valeur d’un féminin et d’un masculin.
Note 2 : Dans cet article, je vais essayer de vous parler de l’autorité dans le BDSM selon mon point de vue.
L’autorité et l’obéissance sont des propriétés fondamentales du BDSM, indispensable dans la construction permanente de la relation entre le Maître et sa soumise, tout comme dans les relations avec la communauté BDSM. En même temps, l’autorité et l’obéissance n’ont de cesse de faire problème, d’être à la fois contestées et revendiquées. Les débats courent sans cesse.
Aujourd’hui, la question de l’autorité et l’obéissance interrogent beaucoup. Les médias ne cessent d’alerter sur leur déclin, mais aussi de souligner parfois leurs formes et leurs règles nouvelles. Il faut mettre en lien l’évolution de l’autorité et de l’obéissance avec l’évolution de notre société, et les enjeux confus et controversés autour de l’égalité et de la démocratisation. Tout se passe comme si l’autorité et l’obéissance étaient devenues difficilement pensable, voire impossible à mettre en œuvre dans le contexte social. En même temps, sa nécessité n’est pas vraiment mise en doute ; sa restauration est même vivement réclamée, en réaction aux dérives que l’on constate.
Autorité et pouvoir
L’autorité n’est pas à confondre avec l’autoritarisme, qui est communément compris comme un excès d’autorité. Il n’est toutefois pas certain que les processus soient ici du même ordre. L’autoritarisme touche sans nul doute à la question du pouvoir exercé envers autrui et il est en l’occurrence saisi comme virant à l’abus de pouvoir. Or notre société en est venue de nos jours à mettre en cause tout ce qui est pouvoir et elle se veut particulièrement vigilante vis-à-vis de tout type d’abus de pouvoir. Quelles que soient les formes qu’il prend, il est entaché de soupçon, en raison précisément des conceptions foncièrement égalitaires dominantes dans nos sociétés occidentales qui ne cessent de se réclamer de leurs vertus démocratiques et individualistes. Cette défiance, qui confine chez certains au refus radical, imprègne la totalité des relations à autrui à l’intérieur de notre société. Elle concerne tout d’abord les grandes institutions du pouvoir, mais elle a également envahi, comme le montrent les faits divers de la communauté BDSM.
La représentation de l’égalité qui prévaut dans notre société BDSM conduit à prôner l’effacement de toute altérité. Tout se passe comme si elle devait être affirmée pour elle-même, en dehors de toute autre considération, et que toute différence participait en définitive du même ou du semblable. En d’autres termes, notre société BDSM tend, quoi qu’elle affirme, à une forme de promotion de l’identique qui aboutirait, si elle était menée à son terme, à un anéantissement du social lui-même.
Plus particulièrement, notre société BDSM manifesterait un refus de ce type de rapport qu’on qualifie parfois de vertical, à partir duquel peuvent se comprendre les phénomènes de hiérarchie, mais également tout ce qui touche à la tradition et à la transmission, ainsi qu’au lien entre les générations. La seule relation qui vaudrait serait celle fondée sur la parité, toute forme d’échange reposant sur du pouvoir étant du coup bannie.
Si tout pouvoir se trouve réduit à de la domination, il devient impossible de rendre compte de toute une partie du fonctionnement de notre communauté BDSM. Cela se manifeste par des positions nécessairement asymétriques du point de vue des acteurs de la relation, mais qui n’en supposent pas moins de la réciprocité dans le vaste cadre des échanges de services, c’est-à-dire des diverses contributions sociales qui animent toute communauté. Si la confusion du pouvoir et de la domination s’instaure, les rapports sociaux se trouvent alors marqués d’une méfiance généralisée pour devenir le théâtre d’une constante confrontation ouverte. Confondre pouvoir et domination revient en fin de compte à inscrire le pouvoir dans le registre de l’animalité ou de la perversion, au sens psychopathologique du terme, une paraphilie.
Un couple, quel qu’il soit, recherchera toujours un agencement cohérent, notamment une répartition nécessaire des tâches particulières et donc une inévitable organisation hiérarchique. Celle-ci suppose alors un jeu complexe de délégations de responsabilité. L’ensemble fonctionne tant que le principe de la délégation opère, y compris pour celui qui se trouve Dominant. Il a en effet des comptes à rendre, lui aussi, sur la mission qui est la sienne et sur l’exercice de ses responsabilités. S’il en vient à se prévaloir d’une forme d’immunité quant à sa manière de fonctionner et à se croire tout-puissant, il verse dans l’abus de pouvoir et exerce alors sur les autres un mode d’autoritarisme. Il sera sans doute craint, mais ne jouissant auprès de sa soumise d’aucune estime, il n’aura à ses yeux aucune autorité, bien qu’il soit en situation de pouvoir. C’est ce qui arrive quand les décisions paraissent tout à fait nécessaires, alors qu’elles sont ressenties par sa soumise comme injustes et incohérentes.
Pour avoir une autorité sur sa soumise, cela demande d’avoir de la considération et de l’estime pour elle. Aujourd’hui la différence entre ces deux registres du pouvoir et de l’autorité apparaît plus nettement qu’autrefois. Avant, le conformisme, voire l’obéissance, l’emportait. Pour autant, la distinction de ces registres s’opérait déjà. De nos jours, elle est devenue effective, le conformisme et l’obéissance n’ayant plus la même importance. La position de chef ne suffit pas à asseoir une autorité ; les décisions peuvent se discuter et parfois ne pas être suivies.
Avoir de l’autorité suppose des processus spécifiquement humains et cela se travaille. la personne soumise va légitimer celui qui l’éduque, celui qui intervient partir de sa délégation de responsabilité. Elle ne fait pas que s’incliner et n’accepte pas, par ailleurs, n’importe quel type d’intervention la concernant.
La personne soumise légitime le Maître dans la mesure où elle vaut pour lui et où elle peut précisément le reconnaître. Pour la personne soumise, le fondement de l’autorité se trouve dans la valeur accordée à l’autre, et donc pas dans son pouvoir. Toute personne en situation de pouvoir ne vaudra pas. Il reste néanmoins à trouver la source même de cette légitimation. La personne soumise comprend que ce Maître qui le protège lui veut du bien ; telle est la raison pour laquelle elle le suit.
Tout Dominant sait pourtant à quel point il n’est pas toujours facile de faire preuve d’autorité auprès d’une personne soumise, ou, plus exactement, de se voir conférer par elle de l’autorité. La personne soumise testera la capacité du Dominant à lui poser des limites par rapport à une satisfaction qu’elle vise. Au demeurant, on peut montrer qu’elle teste l’autorité du Dominant et non pas qu’elle conteste son pouvoir. Si la différence peut paraître subtile, la personne soumise nous la fera valoir régulièrement : elle ne se contentera pas de tester, elle contestera le pouvoir et de manière générale les règles, les codes dont elle découvrira la dimension arbitraire, c’est-à-dire relative. La personne soumise testera aussi la fermeté de la décision de Dominant.
Cette notion de fermeté, qu’on associe d’ailleurs souvent à celle d’autorité, nous permet d’avancer dans la recherche des processus en jeu dans celle-ci. La personne soumise mettra d’autant plus à l’épreuve la décision de son Maître qu’elle pourra parvenir à l’infléchir. En d’autres termes, le ”non” que cet adulte lui oppose peut se transformer en un “oui” ; elle le sent, elle le sait intuitivement. Le problème d’autorité survient notamment lorsque la personne Dominante ne suit pas une ligne de conduite, une ligne éducative, c’est-à-dire lorsque son comportement à l’égard de sa soumise ne se révèle pas cohérent. Aussi faut-il à présent se demander de quelle nature est cette cohérence.
La personne soumise accorde crédit à son Maître dans ses interventions à son égard parce qu’à ses yeux, il a fait ses preuves. Il a fait ses preuves sur la durée, si l’on peut dire, et devient prévisible. Cohérent dans ses attitudes, il constitue une référence en même temps qu’une sécurité ; aussi la personne soumise peut-elle se fier à Lui. Autrement dit, elle Lui fait confiance.
Lorsque les interventions de Maître paraissent justes à la personne soumise, la notion de justice se révèle dès lors très proche de celle d’autorité ; elles ont à voir ensemble, parce qu’elles participent toutes deux du registre de l’éthique.
L’autorité fait appel à une autre capacité humaine que celle qui régit notre socialité et nos relations à autrui : elle suppose fondamentalement que nous puissions mesurer notre satisfaction. En d’autres termes, elle nécessite d’abord et avant tout que les personnes Dominantes sachent à peu près ce qu’elles veulent, en l’occurrence ce qu’elles peuvent tirer dans cette tension entre une recherche de satisfaction et le prix qu’il faut payer pour l’obtenir. À l’épreuve des pulsions que les Dominants éprouvent, des désirs qu’ils veulent satisfaire, des projets qu’ils souhaitent réaliser, des décisions qu’ils doivent prendre, ils sont conduits inexorablement à faire des choix. Autrement dit, à conférer une forme tolérable à cette tension fondatrice de leurs options, à les réglementer.
Être capable d’ordonner pulsions et désirs est l’une des modalités de l’exercice de la personne Dominante. C’est l’essence même de l’éthique. Si celle-ci ne se réalise qu’à travers les morales, elle n’en est pas moins autonome du point de vue de ses processus. Plus précisément, l’autorité met en jeu la capacité que le Dominant a de se maîtriser lui-même, c’est-à-dire de ne pas être le jouet de ses propres pulsions. Est esclave de lui-même non seulement celui qui se laisse totalement débordé par ses pulsions, mais également celui qui les maîtrise tellement qu’il ne s’autorise plus aucune satisfaction.
C’est dans cette capacité à maîtriser son propre désir que le Dominant acquiert ce surcroît de puissance auquel fait appel l’étymologie du terme autorité. Auctoritas, en latin, renvoie en effet à la racine augere qui signifie “augmenter”. L’autorité “augmente” donc la personne à laquelle elle est attribuée. Elle lui confère “quelque chose d’autre”, un “plus” qui fait sa force morale. C’est ainsi, par exemple, que l’ont entendu ceux qui ont tenu à conserver l’expression d’autorité et à ne pas lui substituer celle de responsabilité. La responsabilité, le devoir vis-à-vis d’autrui, est une chose (elle renvoie à la légalité), l’autorité en est une autre, qui relève d’un registre explicatif distinct qui est celui de la légitimité.
Nietzsche, à travers notamment son concept si décrié de “volonté de puissance”, a particulièrement insisté sur la différence de ces registres et sur les soubassements de l’autorité. Cette “puissance” n’est pas à comprendre comme un pouvoir par rapport à autrui ou une volonté néfaste et exacerbée de domination ; elle suppose d’abord et avant tout un patient contrôle de soi, une domination de ses pulsions. La vraie force du Maître réside dans cette maîtrise de lui-même à laquelle il doit tendre, dans l’acte de se surmonter soi-même (la Selbstüberwindung), de se transcender. Ce qui explique que Nietzsche ne se prive pas de fustiger la morale traditionnelle, la morale sociale qui est celle du conformisme et qui empêche précisément d’effectuer ce travail sur soi.
Cette Selbstüberwindung, ce dépassement de soi, est par conséquent ce qui vient “augmenter”, apporter de la considération à celui auquel nous attribuons de l’autorité. Il émane de lui une forme d’élévation que celui avec lequel il entre en rapport perçoit. Ce dernier n’en sera capable que s’il se trouve lui-même travaillé par la même nécessité qui anime celui auquel il reconnaît une autorité et donc par les mêmes processus que soulève son comportement. C’est par conséquent dans le cadre d’une relation que l’autorité est constatée : elle est attribuée par quelqu’un à quelqu’un d’autre.
Cette puissance, cette détermination qui fait l’autorité, ne naît pas pour autant de la relation ; elle suppose que, tout à la fois, celui auquel elle est conférée et celui qui la reconnaît chez celui-ci la portent en eux et qu’ils éprouvent, d’une manière ou d’une autre, cette nécessité d’un dépassement de soi-même. La relation n’est donc pas à l’origine de ces processus ; elle ne fait qu’offrir l’occasion de voir se manifester ces sentiments nobles qui font la force morale et la rectitude de la volonté. Celui qui en est capable peut être “fier d’avoir enchaîné les passions barbares et d’avoir conquis un équilibre souverain”.
L’autorité est toujours discutable, parce que nécessairement arbitraire et donc relative, puisqu’elle met en œuvre un contrat social à un moment acceptable et nécessaire. Elle s’impose cependant comme principe parce qu’il n’est pas possible de faire sans la cohérence qu’elle introduit dans les relations sociales. Le Maître est, quant à lui, le garant d’une règle, des codes qu’il fait appliquer, mais qui toujours le dépasse et ne peut être de son seul fait ; il a en revanche la responsabilité de la mettre en œuvre à sa façon, à partir d’un positionnement qui lui est propre.
L’éthique est donc ce registre qui nous conduit à effectuer ce travail sur nous-mêmes qui, nous faisant prendre une distance par rapport à nos pulsions et ne nous conduisant pas non plus à tout nous interdire, nous confère une autorité et une liberté entendue dans un autre sens que social. Ce registre est en même temps celui qui fonde la décision que nous prenons en notre âme et conscience, malgré le doute et la fréquente ambivalence que nous pouvons éprouver.
La règle que le Maître se donne alors à lui-même fonde sa liberté, en même temps par conséquent que cette force interne qui constitue son autorité. Régulant ses passions, s’interdisant d’y céder et de se laisser aller à de l’impulsivité ou à de la colère, il s’autorise à agir éthiquement. Telle est la source de cette rectitude dont témoigne celui qui a de l’autorité. En fin de compte, c’est à cette autorisation que l’on se donne au prix d’une exigence qui conduit avant tout à faire ses preuves devant soi-même qu’il faut rapporter l’autorité. L’auctor auquel nous renvoie dans un premier temps l’étymologie prend ici son véritable sens. La reconnaissance de l’autorité, où qu’elle s’incarne, suppose ces processus d’ordre éthique, à la fois chez celui censé la détenir et chez celui qui l’accorde à autrui.
Source : Armel Huet et Jean-Claude Quentel